Entre information, peur et confusion, la Belgique cherche encore la bonne tonalité sécuritaire

Interview croisée pour Le Soir parue le 29 mars 2025. Propos recueillis par Lorraine Kihl.

Le virage anxiogène du discours politique de ces dernières semaines, s’il peut secouer la population, risque, par manque de clarté, d’effriter l’adhésion aux mesures.

Fermez les yeux et ne pensez pas à un petit lapin vert à pois blancs. NE pensez PAS au petit lapin vert à pois blancs. Voilà, vous l’avez ? Bien dans la tête ? C’est une règle basique de communication : attention avec la négation. En particulier avec les images parce que le cerveau ne peut pas se représenter une image négative. Alors, quand le chef des armées débarque en treillis sur le plateau de La Première (façon Zelensky et ses pulls kaki) pour dire qu’il « n’y a pas de danger immédiat de voir des chars russes sur la Grand-Place », l’image qui s’est imposée… c’est bien la menace des chars sur la Grand-Place. D’autant plus que la « punchline » a été replacée dans les 24 heures par le même général Frederik Vansina dans le Morgen (« Er zullen morgen geen Russische tanks op de Grote Markt van Brussel staan »), Le Soir, la Gazet van Antwerpen, Belga… avant d’être reprise plusieurs fois par le ministre des Affaires étrangères, Maxime Prévot. Résultat : que ce soit fait sciemment ou non, l’idée des chars sur la Grand-Place s’est installée dans l’imaginaire collectif. Cela n’aura pas échappé à grand monde, ces dernières semaines ont marqué un basculement dans le discours relatif à la menace, que ce soit au niveau belge ou européen. Guerre hybride, kit de survie, protection antimissiles, résilience… sans qu’il soit toujours très clair si l’intention est d’alarmer, conscientiser ou rassurer le citoyen.

Interrogée, la Défense botte en touche, assurant qu’il n’y avait pas d’intention spéciale de secouer la population ou de préparer le terrain pour une demande d’investissement. « Ce sont les journalistes qui ont posé les questions et défini les thématiques. Le Chod (chef de la Défense, NDLR) avait annoncé vouloir leur parler de ses premiers mois à la tête du département et des perspectives pour ce dernier dans les mois à venir. »

La séquence Trump-Vance-Zelensky

En soi – un peu de contexte d’abord – l’enjeu de construire une résilience face à la menace ne s’est pas imposé aux Belges et aux Européens avec la mauvaise séquence Trump-Vance-Zelensky. Face au constat de retard et sous-évaluation des menaces (conflit, catastrophes climatiques…), le Centre de crise avait prévu depuis plusieurs mois de lancer une grande campagne pour sensibiliser les citoyens aux risques avec, notamment, cette idée de kit et de bonnes mesures à prendre à titre individuel. Et l’accord de gouvernement actait déjà d’accentuer les investissements dans la défense (pour atteindre les 2 % de PIB d’ici 2029). Au niveau européen aussi, le travail sur une meilleure préparation aux crises (climatiques, sécuritaires, cyber…) était largement avancé. Mais le momentum provoqué par la versatilité du président américain a joué un rôle d’accélérateur et d’électrochoc. Qu’on ne s’est pas privé d’exploiter pour faire avancer les agendas sécuritaires.

« Il y a un lobby militaire qui cherche à se vendre, même dans des périodes où il n’y a pas de menace », relève le professeur de sciences politiques Dave Sinardet (VUB). « Et certaines figures politiques, économiques et médiatiques sont également dans une logique militaire et sautent sur l’occasion. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ont tort sur la menace russe aujourd’hui. Mais la vitesse à laquelle certains tabous tombent est quand même frappante. Surtout que ça passe presque sans remise en question. » Et de rappeler que le Premier ministre a évoqué l’idée, mi-mars, de développer des armes nucléaires européennes. « Il y a un mois, on aurait trouvé cela fou, surtout dans un pays qui s’est si fortement opposé à l’installation de missiles nucléaires pendant la guerre froide. Les manifestations anti-missiles étaient les plus populaires dans l’histoire belge. »

Theo Francken (N-VA), qui est en train de négocier un nouveau plan d’investissement dans la Défense, n’a pas fait mystère de sa volonté que la Défense occupe le terrain médiatique (« La grande muette, c’est terminé »), comme il l’a souligné dans son exposé d’orientation politique : « Les menaces sont réelles et la population n’en est pas suffisamment consciente. Le citoyen doit savoir quels sont les défis militaires et les dangers auxquels l’Europe et la Belgique sont confrontées. Il doit savoir quels efforts sont nécessaires pour y faire face, ce qui rendra les choix politiques en matière de défense plus compréhensibles. » Quelques jours plus tard, la Commissaire européenne Hadja Lahbib (MR/ALDE) ouvrait la présentation de sa stratégie de préparation au risque (et son kit de survie) avec un très solennel : « Après la pandémie de covid, nous parlions du monde d’après. Il est là, plein de guerres malheureusement, de crises, de dangers. Nous devons lui faire face avec méthode, responsabilité et sérénité. »

Un « work in progress »

Le problème, c’est que cet appel à l’action concrète – investir dans l’armement, stocker des provisions, faire un kit, s’inscrire à BE-Alert – poussé par un sentiment d’urgence répond à une menace qu’on peine à définir sans ambiguïté, relève Nicolas Baygert, professeur en communication politique à l’Ihecs, à l’ULB et à Sciences po Paris : « La protection de la population constitue indéniablement un objectif légitime, renforcé par des tendances objectives, comme l’augmentation des cyberattaques contre les infrastructures belges. Mais ces expressions sont aussi le symptôme – ou le reflet – d’une culture du risque balbutiante qui cherche à traduire l’incertitude par l’ambiguïté. Une dissonance de ce type peut avoir pour conséquence d’alimenter le climat de doute et de détourner l’attention des mesures concrètes de protection de la population. »

En matière de communication de crise, on applique généralement le modèle de la « Protection Motivation Theory ». L’idée veut que l’adhésion d’un individu à des instructions se joue en deux temps : comment la personne évalue la menace (dans quelle mesure est-ce grave, dans quelle mesure j’y suis vulnérable) et comment elle évalue la réponse apportée (est-ce efficace ? Suis-je en capacité de le faire ?). C’est ce qui fait que le Centre de crise va privilégier des messages très simples et précis pour ses alertes. Si la menace est perçue comme trop forte et la réponse pas adéquate, le risque est que la personne réponde à la peur en se réfugiant dans une espèce de déni ou de paralysie. Si la menace est perçue comme trop abstraite ou qu’on ne se sent pas concerné, il n’y a pas de motivation à suivre les recommandations. « Dans le cas de la Belgique », poursuit Nicolas Baygert, « le discours tend à mettre l’accent sur la menace sans expliciter de mesures concrètes ou de scénarios rassurants, ce qui peut entraîner un effet contre-productif : la peur excessive conduit potentiellement au déni ou au désengagement des citoyens. »

Selon une source gouvernementale, la stratégie de communication pour la séquence actuelle serait en fait encore un work in progress : « Nous sommes en train d’en discuter dans le cadre des mécanismes du Conseil national de sécurité pour que la stratégie soit bien équilibrée et qu’on ne cause pas de panique. Il ne faut pas créer de nouvelle situation façon covid, avec tout le monde qui part en chasse de papier toilette. En matière de culture de crise, c’est clair que la Belgique a encore du chemin à faire. Et cela, ça veut dire qu’il faut être prudent et bien conscient quand on communique, pour que cela tombe bien et au bon moment. »

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