« Conner Rousseau, en une gestuelle, a réussi à ridiculiser Raoul Hedebouw »

Interview (fleuve) pour La Libre, publiée le 8 juin 2024. Propos recueillis par Marie Rigot et Jonas Legge.

Curieuse campagne. On a longtemps eu l’impression qu’elle ne démarrait pas. A peine, eut-elle commencé, la voilà déjà sur le point de se terminer. A partir de ce samedi à 22 heures, les partis politiques doivent garder le silence jusqu’à ce que chaque Belge ait déposé son bulletin dans l’urne. Si l’on ne sait pas encore quel sera le résultat exact de ces élections régionalesfédérales et européennes, l’on peut déjà dire qui a réussi à se démarquer au cours de ces derniers mois. Entre les émissions, les débats, les réseaux sociaux… certains ont clairement tiré leur épingle du jeu. Dans le cadre de l’Invité du samedi, Nicolas Baygert, professeur de communication politique à l’Ihecs, l’ULB et Sciences Po Paris, analyse les temps forts de cette campagne et revient sur une méthode inédite utilisée par certains candidats.

Qu’est-ce qui vous a principalement marqué lors de cette campagne ?

La difficulté de déterminer la thématique centrale de la campagne. En 2019, il était beaucoup question des préoccupations climatiques et de migration. Cette fois, des sujets plus inattendus se sont dégagés, comme Good Move (à Bruxelles) ou Gaza et la Palestine (surtout à Bruxelles et sur les campus universitaires), qui ont obligé les politiques à se réapproprier ces enjeux. Les thèmes de campagne échappent de plus en plus aux candidats, qui doivent s’adapter aux questions qui font débat chez les électeurs. Ce sont finalement ces derniers qui influencent l’agenda politique.

Dans les émissions ou les débats, Bart De Wever domine largement ses homologues politiques. Pourtant, la N-VA recule dans les sondages. Le président des nationalistes a-t-il perdu de sa superbe ?

Non, je ne pense pas. D’abord, la N-VA recule dans les sondages parce que le Vlaams Belang est grande en forme, ce qui est un phénomène à l’échelle continentale. Le vote en faveur de l’extrême droite n’est plus un vote de contestation mais de conviction, d’adhésion. Ensuite, le parti paie sa participation au pouvoir. Mais Bart De Wever a réussi à se positionner comme le personnage central de la politique belge. Il s’est imposé comme une figure d’autorité par sa force de proposition et sa lisibilité. Les électeurs parviennent à identifier son cap (le confédéralisme), ils le voient comme le dynamiteur institutionnel, mais aussi comme l’unique architecte du chaos à venir. Après ces élections, il va falloir reconstruire, et lui montre qu’il réfléchit aux nouveaux rapports de force, aux réformes nécessaires. Il est l’un des seuls à avoir réussi à imposer une grille de lecture sur la situation politique du pays. Et puis, il a démontré aussi, notamment face à Paul Magnette, sa capacité à dominer factuellement les débats.

Mais il dit clairement qu’il va falloir couper dans les dépenses publiques, que les prochaines années seront douloureuses. Et puis, il donne l’impression d’être hautain. Cela peut-il se retourner contre lui ?

Je l’ai trouvé justement moins hautain, moins condescendant, voire cassant, notamment sur le modèle francophone ou socialiste. Aujourd’hui, contrairement à il y a dix ou quinze ans, les gens perçoivent sa dimension ironique, caustique, cynique. Du côté francophone, on est plus habitué à une stratégie guidée par l’affect, par l’émotion, avec des discours où l’orateur se positionne comme une figure d’autorité qui fait rempart à l’extrême droite, au nationalisme, à l’austérité, qui appelle à la justice sociale, à l’indignation, à la solidarité. Le contraste avec le nord du pays est très important. De Wever, lui, c’est le parler-vrai, les chiffres, le factuel. Il assume sa sévérité, son pragmatisme, sa rationalité.

Georges-Louis Bouchez a été beaucoup critiqué pour sa communication agressive. Mais les sondages en faveur du MR semblent lui donner raison…

Je ne sais pas si cette stratégie a une vraie influence car cela fait tout de même plus de dix ans que, en Belgique, on est sorti de cette espèce de pacte de non agression communicationnelle entre membres d’une majorité. On est plutôt dans une espèce de campagne permanente où les politiques montrent sans cesse qu’ils ne sont pas prêts à avaler des couleuvres. La radicalité du ton permet d’amener plus de lisibilité à l’électeur. Avec un slogan comme « les 50 nuances de gauche« , le MR simplifie les enjeux et se présente comme l’unique alternative du côté francophone.

Les Engagés aussi sont forts dans les sondages en Wallonie. Estimez-vous qu’ils ont fait une bonne campagne ?

Ils ont fait une bonne campagne de rebranding surtout. Ils ont réussi leur mue. Et leur dynamique de s’ouvrir à la société civile est intéressante. L’idée était d’aller chercher des personnalités qui détenaient une compétence ou qui amenaient quelque chose au mouvement. On n’est pas dans un recrutement de people. Il était nécessaire pour eux de recruter de nouveaux visages: le ravalement de façade n’aurait pas fonctionné si les Engagés avaient gardé les mêmes personnes. Et puis, leur repositionnement en tant que parti pivot est une success story, quand on voit le constat mortifère que l’on tirait au sujet du CDH il y a cinq ans.

Au nord du pays, l’émission Het Conclaaf a rencontré un franc succès. Ce genre de programme peut-il influencer le vote des électeurs ?

Oui, c’est clair. Tous les participants ont un storytelling qui est bien réglé, chacun a une histoire intéressante à raconter. Et tout ça rentre dans notre imaginaire. Ca peut tout à fait influencer le vote des électeurs parce que ça va renforcer la position des leaders charismatiques au détriment d’une représentation plus équilibrée des différents courants politiques. On sort totalement d’une comparaison idéologique ou programmatique, on s’intéresse directement aux personnes. C’est le symbole de l’hyperprésidentialisation de la politique belge. Il y a bien sûr une importance du cadrage et du montage, qu’il ne faut pas négliger. Un phénomène m’a frappé en regardant les quatre épisodes: la hiérarchisation des égos qui se met en place au fil du temps avec une dynamique de groupe qui s’installe.

Quel est l’effet de ce genre de programme sur l’image des politiques qui y participent ? Ont-ils forcément quelque chose à gagner ?

Il y a un effet sur les acteurs politiques auxquels tous les participants n’ont peut-être pas pensé avant de participer à l’émission. On a vu que pour Bart De Wever, ça a renforcé son image de leader et sa figure d’autorité. On voit aussi qu’une pointe d’ironie, une mimique suffit pour totalement asphyxier l’aura de certains protagonistes. Conner Rousseau en une gestuelle a réussi à ridiculiser, à anéantir le volontarisme et la bonhomie de Raoul Hedebouw. Cela peut donc être à double tranchant: très favorable pour certains, très toxique pour d’autres.

Au sud du pays, on a l’émission Pyjama party, où on a vu les présidents de parti francophones danser, chanter… Est-ce vraiment bénéfique pour les participants ?

On est loin de Het Conclaaf. C’est le modèle de la trash TV appliqué à la politique. On retrouve de l’humiliation, de l’infantilisation… On tente de dézinguer le vernis solennel qu’ont certaines personnalités politiques et donc de briser la distance qu’on peut avoir avec nos représentants politiques. Tout ça illustre la tendance qu’ont certaines émissions à vouloir humaniser les personnalités politiques en les mettant dans des contextes informels. Cela peut rendre les candidats plus accessibles, plus sympathiques. Mais cela soulève beaucoup de questions sur la superficialité de la couverture médiatique. Dans cette émission, il n’y a pas de contextualisation, pas de moyen de répondre aux attaques… Ces formats contribuent-ils au débat de fond ? Probablement pas. On est dans la conséquence de la tiktokisation de la communication politique. Le fait d’incorporer des narrations émotionnelles va augmenter l’engagement auprès du public. Mais la conséquence, c’est vraiment une trivialisation excessive du contenu politique. Cela affaiblit la dignité de la fonction.

Quel parti a été le plus fort dans cette campagne ? Et quel parti le plus faible ?

Le parti qui a le mieux réussi sa campagne reste les Engagés. Quant à ceux qui s’en sont moins bien sortis, je dirais que ce sont les partis qui pratiquent une forme de dissonance, qui ont un double discours. Je pense notamment à certains leaders politiques bruxellois qui mènent une campagne sur Whatsapp et qui parfois sortent du discours officiel du parti politique qu’ils représentent. L’électeur peut être décontenancé. Mais si je dois citer un parti nommément, je parlerais de DéFi et de son démarrage de campagne très compliqué. Tant en termes d’incarnation et de leadership, qu’en termes de force de proposition, le parti pose question. Encore cette semaine, Bernard Clerfayt essayait péniblement d’expliquer la position de sa formation politique sur l’abattage rituel. C’est à nouveau la lisibilité qui est brouillée.

Concernant cette campagne souterraine via Whatsapp, estimez-vous qu’il s’agit d’un dangereux précédent ?

C’est le phénomène qui a été le plus novateur dans cette campagne. C’est le parachèvement de la fragmentation du débat public en ligne. On voit vraiment qu’il y a un morcellement de l’espace politique avec une préférence aujourd’hui pour les messageries instantanées, qui deviennent une sorte de permanence politique virtuelle. On a l’impression de pouvoir être en contact en permanence avec son élu. C’est une interaction plus personnelle, qui sort des radars habituels des observateurs médiatiques. Ça pose donc des questions sur la transparence et la véracité des propos. Les candidats doivent veiller à équilibrer cette efficacité dans la communication, mais aussi le respect des normes éthiques et de leur programme. Aujourd’hui, niveau fake news, sur ces fils de discussion whatsapp, c’est le Far West ! C’est quelque chose qu’on a vu apparaître aussi à l’étranger. On découpe l’électorat, en sous-catégories, qu’on va inonder d’un certain type d’informations.

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