Tribune parue dans Slate.fr, le 21 juin 2011.
C’est parti pour les soldes! Cette année, les soldes d’été débutent officiellement le 22 juin. Pratique liturgique ritualisée, elles constituent l’un des deux carêmes fastes de l’année consumériste. A l’inverse du carême catholique ou du Ramadan; périodes de jeûne et de privation, le consommateur pratiquant a jusqu’au 26 juillet pour traquer les bonnes affaires et dépenser sans trop compter.
Mais comment expliquer l’engouement frénétique pour cette période de chasse à courre consumériste? Hannah Arendt signalait que même dans ses loisirs, l’homme moderne reste «un travailleur sans travail».L’explication tient donc à notre mode de vie: «Travailler est le côté prosaïque de l’existence, consommer le côté potentiellement poétique ou symbolique», commente l’écrivain et journaliste espagnol, Vicente Verdú [1].
Consommer pour réenchanter, pour réintroduire du magique et du sacré. «La consommation est une religion dégradée, constate Pascal Bruckner; la croyance dans la résurrection infinie des choses dont le supermarché forme l’Église et la publicité les Évangiles.» [2] À travers les soldes, la société de consommation dispose donc elle aussi de ses agapes coutumières.
Qu’est-il advenu des autres fêtes? Citons l’exemple d’Halloween, dernier (re)venu parmi les traditions festives en Europe. La réintroduction de cette vieille fête celtique, dont témoigne l’invasion des rayons de supermarchés par les citrouilles et autres objets caractéristiques d’une symbolique kitsch morbide jusque-là réservée au folklore américain, semble aujourd’hui aboutie.
La société de consommation consume les fêtes
Après une phase d’introduction accélérée, on note désormais une certaine habituation, logiquement boostée par l’impitoyable immersion de LA catégorie influente de consommateurs: les enfants. L’acclimatation d’Halloween sous nos cieux traduit également une forte volonté de coopération (ou de malléabilité) des consommateurs. Mais ce processus d’accoutumance néo-festif par la consommation dépasse de loin Halloween pour toucher l’ensemble des fêtes du calendrier occidental. Virus mercantile, l’halloweenisation incarne la réinterprétation consumériste de toute célébration religieuse, ou autre.
Au départ, l’halloweenisation s’effectue par une mise en contexte du contenant (le centre commercial) et par l’immersion du consommateur dans un environnement spécifique (guirlandes et sapins dès le début du mois de novembre, œufs de Pâques chocolatés dès février).
En consommant ces traditions, la société de consommation a vite fait de les consumer. Aucune fête n’échappe à ce «hijacking du sacré», et si tel est le cas, elle se verra mise au ban; vouée à la défection. Et on imagine sans trop de mal voir l’Aïd al-Fitr (la fête de la rupture du jeûne du Ramadan) ou l’Aïd-el-Kébir (la fête du mouton), passer, à terme, par le même filtre déformant. Intégration cultuelle ou OPA (fusion-acquisition) sur le divin?
Dans ses Écrits Corsaires, Pier Paolo Pasolini estimait que la religion ne pouvait survire que si elle «demeurait un produit d’énorme consommation et une forme folklorique encore exploitable» [3]. L’halloweenisation comme unique possibilité du sacré.
Une fois réinterprétées, toutes les festivités (religieuses, patriotiques ou mercantiles) sont mises sur un même plan dans une sorte de syncrétisme joyeux. Les soldes, uniques célébrations authentiques, viennent ainsi clore le cycle incessant de réjouissances dépensières en s’insérant, fort heureusement, dans les espaces vides laissés par le calendrier des fêtes existantes.
Le triomphe du low cost sur la rareté
Soit, mais qu’y célèbre-t-on? L’éphémère remplaçable: le triomphe du low cost sur la rareté. Un solstice consumériste évoquant le renouveau des collections, la renaissance des étalages.
Ainsi, depuis plusieurs années, les chaînes de magasins ont davantage misé sur cet aspect festif: plutôt que de présenter les soldes comme déstockage honteux, mieux valait-il mettre en scène cette période à travers une communication de type euphorisante.
Une euphorie désinhibante qui se traduit également par un moment de permissivité et de contournement des règles habituellement en vigueur, avec l’ouverture de nombreuses enseignes le dimanche. Ce dimanche qui, pour bon nombre de consommateurs, représente généralement un «non-jour» synonyme de morosité: le moment d’unedésimmersion forcée.
Frénésie suspendue, rideaux des magasins tirés –errant dans les rues désertées, sans animation, nous nous retrouvons livrés à nous-mêmes, à notre «sentiment d’insuffisance», comme l’expliquait le psychanalyste allemand Karl Abraham. Un spleen consumériste. À l’heure où la consommation impose sa loi au sacré, la période des soldes a le mérite d’effacer cette anomalie dominicale hebdomadaire, reliquat d’un autre temps où le sacré faisait loi.
[1] Vicente Verdú, «Le centre commercial, un rêve sucré» [PDF], Le courrier de l’Unesco, novembre 2000. Retourner à l’article
[2] Pascal Bruckner, La tentation de l’innocence, Paris: Grasset, 1995.Retourner à l’article
[3] Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires, Paris: Champs arts, 2009.Retourner à l’article