Entretien croisé pour Le Soir, paru le 12 août 2020. Propos recueillis par Lorraine Kihl.
Le fédéral lance une nouvelle campagne de communication basée sur de (très) courts témoignages auxquels les Belges doivent pouvoir s’identifier. La recherche d’adhésion aux mesures s’avère particulièrement ardue dans une crise longue, complexe et incertaine.
Un deuxième été sans festival, c’est juste pas possible. » Alors que la réticence présumée des jeunes adultes ne cesse d’être pointée ces dernières semaines comme d’une des causes de la reprise de la pandémie, la nouvelle campagne de communication du fédéral tente tant que possible de parler à ce public dont on peine à saisir pleinement les motivations (mésinformation ? rébellion ? désintérêt ?). Plus question ici d’insister lourdement sur les gestes barrières présentés dans la précédente campagne – « Partagez les bons réflexes, pas le virus » –, les communicants, sur recommandation des experts du Gees, ont cette fois-ci mis l’humain au centre avec neuf témoins donnant chacun « leur » raison d’adhérer. Et si l’argument massue de la festivalière ne prend pas, « reprendre ma grand-mère dans les bras » trouvera peut-être un écho. Une évolution dans la communication significative du défi que pose l’inscription de la crise dans la durée : comment continuer à susciter l’adhésion à des mesures restrictives sans perspective de fin ?
« Une séquence sans indicateur »
C’est une situation inédite et complexe : un nouveau virus, aucune certitude quant à l’évolution de la situation, l’efficacité des recommandations ou le timing. « Avec une attaque terroriste ou une catastrophe naturelle, on a un événement qui advient à un instant T, puis on entre dans une nouvelle sorte de normalité à gérer, suivie d’une sortie de crise », relève Nicolas Baygert, professeur de communication politique à l’Ihecs, l’ULB et Sciences Po Paris. « Là, on est dans une séquence de crise sans indicateur qui permette de savoir où on se situe par rapport au retour à la normale. » Ce qui est très déstabilisant en matière de communication de crise, ou plutôt de risque, puisqu’avec l’aplatissement de la courbe les efforts et objectifs ont quelque peu changé : on est entré dans le dur du « marathon » souvent évoqué par les experts.
« Ce qui rend aussi la communication très difficile, c’est que le virus paraît un peu virtuel si on n’a pas de proches touchés, on ne le vit que via les médias », remarque Antoine Iseux, porte-parole du Centre de crise. « Ici, on a une situation qui s’étale dans la durée et qui touche tous les aspects de la vie quotidienne : les vacances, l’école des enfants, l’ouverture de la pêche les cours de badminton… Ça part dans tous les sens, ce qui rend la structuration de la communication très complexe. »
Le parti pris du Centre de crise est de « partir des besoins en information de la population et voir en quoi on peut y répondre ». Concrètement, une stratégie est ajustée quotidiennement en fonction du monitoring réalisé par les équipes : sur les réseaux sociaux, via les questions du call center, en fonction de la presse… « C’est sur cette base qu’on détermine le contenu, le public qu’on cible et les canaux à utiliser. Il est apparu plusieurs fois que les jeunes devaient être abordés d’une certaine manière, les sachant peu présents sur la presse traditionnelle. » Début mars, déjà. Les messages sont alors orientés vers les réseaux sociaux « jeunes » (Instagram, Tiktok) et on se tourne vers les influenceurs qu’on « sensibilise ». C’est ainsi qu’une série de personnalités du milieu de la nuit, de la musique et du sport, dont Roméo Elvis ou Marc Coucke, a soudainement commencé à conscientiser leur communauté au moment du lockdown (avec plus ou moins de subtilité).
Des influenceurs qui seront de nouveau sollicités pour diffuser la bonne parole dans le cadre de la campagne «11 millions de raisons». «Si vous êtes dans une espèce de bulle algorithmique sans média traditionnel ou branché sur la TV étrangère, c’est difficile de vous atteindre», souligne Steve Detry, porte-parole de la Première ministre. La campagne, qui se veut le plus inclusive possible, cherche à ce que les gens s’identifient aux personnes qui témoignent, notamment les jeunes et les communautés étrangères, explique la Chancellerie. Comprendre que la variété des âges, des genres et des profils ethniques a été prise en compte pour sélectionner les «témoins».
Doser la peur, nourrir l’espoir
Une communication « positive » après une séquence fin juillet, avec une remontée des contaminations amenant de nouvelles restrictions sévères, qui avait suscité de nombreuses critiques pointant notamment une “com” jouant avec la peur (et cédant au discours catastrophiste de certains experts, plutôt néerlandophones). « Les messages chocs sont plus efficaces pour la prévention passive. On fait peur pour que les gens modifient leur comportement, sans compter sur une prise de conscience profonde des enjeux », s’agaçait Yves Coppieters, quelques jours après l’annonce d’un recul vers une bulle de cinq personnes qu’il estime disproportionnée. « La notion même de “2e vague” n’a pas de fondement scientifique ou épidémiologique mais permet de faire “raugmenter” la conscience du risque. C’est peut-être immédiatement plus efficace qu’une pédagogie lente et fine mais les gens ne peuvent pas vivre en continu dans ce niveau de stress. Le risque, c’est que jouer avec la peur, à un moment, ça ne fonctionne plus. »
Du côté des autorités, on se défend de jouer sur les peurs, parlant plutôt d’un durcissement de « ton » contraint par les indications de relâchement dans la population. « A certains moments, quand la courbe commence à s’emballer, il faut pouvoir venir dire aux gens : attention, c’est un moment important, il faut qu’on agisse », souligne Antoine Iseux, du centre de crise. « Cela dit, l’idéal reste que cela arrive le moins souvent possible, parce qu’à un moment, les gens ne vont plus adhérer : “Vous nous avez déjà fait le coup la dernière fois.” »
Dans une brochure, sorte de mode d’emploi de la communication en temps de covid, le centre de crise insiste d’ailleurs sur l’importance d’une communication positive et affinée sur la perception du risque – qui reste élevé. Le texte reprend une liste de bonnes et mauvaises pratiques, développée par l’université de Gand. Dans le rouge : communiquer de manière coercitive, jouer sur la peur (efficace à court terme mais dommageable par la suite), culpabiliser, laisser apparaître des signes de fatigue/désespoir. A l’inverse se montrer empathique, donner des retours positifs, parler de solidarité, souligner l’intérêt collectif est largement encouragés. Une recette appliquée systématiquement par la Première ministre dans ses fameux « pep talk » (« Prenez soin de vous, prenez soin des autres ») ponctuant les communications de la Première ministre CNS.
«Expertocratie»
L.K.
Une des clés d’une communication efficace : parler à l’unisson. Surtout quand les acteurs sont multiples, comme c’est le cas avec une crise qui touche la société sous tous ses aspects. Le Centre de crise est assez rodé à gérer la lasagne institutionnelle belge avec une cellule de coordination dédiée, « Celinfo », qui veille à ce que chacun communique pour ses compétences (Affaires étrangères, Régions…) tout en gardant un maximum de cohérence. Mais en s’inscrivant dans la durée, la crise a fait monter sur scène un autre type d’intervenants avec lesquels il faut apprendre à composer.
« Le politique, pour se protéger et ne pas prendre d’initiative qui lui serait reprochée, a délégué une forme d’autorité à un cénacle d’experts. Une “expertocratie” s’est installée, », analyse Nicolas Baygert, professeur en communication. « Aujourd’hui chaque hôpital, chaque université emploient des épidémiologistes et des virologues qui vont livrer une version et série de recommandations qui ne seront pas forcément identiques et pourront déboucher sur un sentiment de cacophonie ou de dissonance. Quand par médias interposés, cartes blanches ou tweets, Marc Van Ranst ou Emmanuel André prennent position, cela devient plus difficile pour les autorités de garder le cap car ces sorties sont déstabilisantes. » Surtout qu’aux éventuelles dissonances s’ajoutent des constats parfois plus alarmistes, « qui sont anxiogènes ». Une parole légitime mais hors cadre.
Pour Steve Detry, porte-parole de Sophie Wilmès, cet état de fait relève surtout de l’appétit de la presse, qui dégaine un article « à chaque tweet ». « Le Covid focalise totalement l’attention citoyenne et médiatique. On ne parle que de cela. De côté des médias, il faut remplir des pages, des tranches horaires. On exploite tous les sujets, jusqu’au bout, quitte à avoir un jour telle déclaration sur le masque et le lendemain son contraire. C’est très difficile de canaliser la communication et d’apporter une clarté parfaire et intelligible par tous. Surtout qu’il y a une volonté d’apporter beaucoup de nuance dans les décisions qu’on prend.
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