Emmanuel Macron a-t-il eu raison de tourner une vidéo avec les youtubeurs McFly et Carlito ?

Interview aux côtés de François Heinderyckx (ULB) pour La Libre parue le 28 mai 2021. Propos recueillis par Clément Boileau.

Pour un « concours d’anecdotes », le président Macron a réalisé une vidéo avec deux célèbres youtubeurs. Coup de com’ de génie ou prise de risque inutile ? Analyse avec deux experts de la communication politique.

Drôle de partenariat, né en France, il y a trois mois, alors que l’exécutif cherchait à marteler l’importance des gestes barrières, un rappel nécessaire au moment où l’épidémie reprenait de plus belle dans l’Hexagone. Pour faire passer le message, notamment auprès des jeunes, deux vidéastes bien connus sur la plateforme YouTube, David Coscas et Raphaël Carlier – connus sous le nom de McFly et Carlito – sont directement contactés par l’Élysée pour réaliser un spot qui rappellerait de façon ludique l’importance de ces gestes. Les deux youtubeurs à succès (plus de 6 millions et demi d’abonnés), sont rompus aux séquences divertissantes (canulars, défis, etc.) et s’acquittent d’une chanson humoristique, moyennant un « concours d’anecdotes » à l’Élysée si la vidéo dépassait les 10 millions de vues. Ce qui fut le cas.

Chose promise…

Le Président a donc tenu parole et la séquence suivante de cet exercice parfaitement scénarisé, le fameux concours d’anecdotes, a été vu plus de douze millions de fois à l’heure d’écrire ces lignes. Et c’est peu dire que la vidéo a suscité des réactions pour le moins contrastées, certains y voyant un coup de communication génial, d’autres un déni démocratique. En pleine période électorale (régionales), et à un an de la présidentielle, Emmanuel Macron se serait ainsi offert plus de 36 minutes de propagande politique sans contradicteur et auprès d’un public jeune. À ses risques et périls ?

« L’enjeu, c’est effectivement d’engranger du capital sympathie sans éreinter son propre capital symbolique de président », remarque Nicolas Baygert, docteur en sciences de l’information et de la communication et enseignant-chercheur à l’Ihecs, qui pointe la « plasticité » (lire également en p.15) d’un Président s’adaptant toujours aisément à son audience et au média sur lequel il se trouve. Pour autant, « Emmanuel Macron ne risquait pas grand-chose dans cet exercice spécifique. Avec McFly et Carlito, on a finalement affaire à un humour plutôt consensuel. Par moments, ceux-ci ont d’ailleurs réaffirmé l’autorité du Président en se disant très enthousiastes à l’idée de se retrouver à l’Élysée. Et Macron lui-même a veillé à respecter un certain nombre de codes : il n’a pas tenté la roulade sur la pelouse de l’Élysée. »

Au-delà de la vacuité du message politique (il n’y en a pour ainsi dire eu aucun), l’expert en communication politique François Heinderyckx (ULB) note que c’est précisément dans ce genre d’exercice que l’on peut « se couvrir de ridicule », à l’image d’un Giscard d’Estaing guindé descendant de sa tour d’ivoire pour aller manger chez le Français moyen dans les années 1970. « Le risque, ici, c’est de montrer sans le vouloir qu’on ne comprend rien aux jeunes, poursuit François Heinderyckx, mais aussi de brouiller son image. En communication politique, on peut infléchir son image mais petit à petit, par touches successives. On ne peut pas faire une rupture, apparaître avec des dreadlocks en fumant un pétard à la télévision. Si on veut paraître plus relax, on peut à la rigueur commencer par faire tomber la cravate le temps d’une interview. »

Décalage « abyssal »

Selon l’expert, il est impossible de mesurer l’impact d’une telle opération sur les intentions de vote, ou même sur le capital sympathie dont bénéficie Emmanuel Macron. Mais ce mélange des genres, immédiatement repris sur toutes les radios et télévisions du pays, peut tout à fait s’avérer contre-productif auprès de l’électeur peu au fait des usages made in Internet : « Qui est le vrai Macron ?, interroge ainsi François Heinderyckx. Celui qu’on voit au Conseil des ministres, ou celui qui déconne avec les vidéastes sur Internet ? Il y a un risque de créer auprès du public un décalage. Or, la nécessité de cohérence d’image se prête mal à de trop grands écarts. » « Macron est resté en costume cravate, et n’a pas poussé le bouchon trop loin , poursuit l’expert. Imaginez un Édouard Balladur dans ce genre d’exercice… ici Macron a un atout majeur qu’on retrouve chez nous chez un Paul Magnette : il est jeune, au propre comme au figuré. Il a ce talent de gérer ce décalage consistant à recevoir ces deux zigotos au palais de l’Élysée, qui font leurs pitreries habituelles dans un décor qui ne s’y prête pas. » Un décalage au service d’une communication d’ambiance à défaut de message politique, note Nicolas Baygert, qui y voit une sorte d’écran de fumée 2.0 : « Ce vide propositionnel provient du décalage abyssal entre la performance ludique qui est présentée ici et dans laquelle Macron va se sentir plutôt bien, et le contexte réel, politique, temporel, dans lequel s’inscrit cette vidéo au moment où elle sort : on est toujours en pandémie, il y a un couvre-feu, une crise économique qui pointe et un contexte électoral… Sur tous ces points-là, on a affaire à une sorte d’ovni communicationnel très lisse. »

Enjeu démocratique

Pour autant, cette communication très lisse n’est pas forcément dénuée de tout intérêt, souligne pour sa part François Heinderyckx : « Quels que soient les sarcasmes qu’on a pu entendre, je pense qu’il faut voir comme plutôt positifs les efforts faits par des ténors politiques – qu’ils soient au pouvoir ou en campagne – pour aller vers tous les types d’électorat. C’est un enjeu démocratique majeur que d’éviter la caricature absolue d’une campagne électorale où le périmètre électoral est tellement réduit aux critères sociodémographiques qu’on peut facilement identifier les poches où va se jouer l’élection et agir en conséquence. Car en agissant de la sorte, on ignore le reste des électeurs, ce qui accroît encore la distance entre une partie de l’électorat et les institutions publiques. Ce qui est très grave, bien évidemment. »

Reagan, le roi de l’anecdote

Il y a deux manières pour les politiques de s’emparer de ces nouveaux canaux de communication : dépolitiser le message, voire ne pas transmettre de message du tout », rappelle Nicolas Baygert, qui a observé l’arrivée progressive des politiques, y compris belges, sur les différentes plateformes numériques (Twitch, dédiée au départ aux jeux vidéo, ou Tik-Tok) ces dernières années. Verdict, ces plateformes offrent un écrin et une proximité parfaits pour mettre en place une forme de storytelling, une technique de communication qui, elle, n’a rien de nouveau : « Le concours d’anecdotes n’est pas neuf, souligne l’expert. C’est la base du storytelling, soit l’art de gouverner à partir d’anecdotes, d’abolir la frontière entre le fictionnel et le factuel. C’était le cas de Ronald Reagan, décrit par d’aucuns comme le plus grand narrateur de la vie politique américaine et qui truffait ses discours d’anecdotes et de références à de vieux films de guerre. On est là dans quelque chose de classique, finalement, mais l’idée est bien de brouiller les perceptions. »

Concernant Macron, le fond du message n’est peut-être pas là où l’on pense le trouver, à savoir dans les anecdotes – réelles ou imaginaires – racontées par le président français lors de la demi-heure passée en compagnie de McFly et Carlito. « Le message à comprendre avec Macron c’est : ‘Je suis sur la balle’, dans la modernité, ‘j’utilise tous les canaux possibles pour atteindre mes électeurs’, relève François Heinderyckx. Plus généralement, je crois que le message profond de cet exercice, c’est : ‘Je n’ai peur de rien ni de personne.’ Il y a un côté ‘moi j’y vais. On me lance un défi ? Eh bien moi je relève le défi. Avec le sourire et la fleur au fusil. C’est similaire à ce que faisait Sarkozy : ‘Il y a un truc ? Je descends sur le terrain et je vais voir.’ C’est la même chose quand Macron se rend à Beyrouth le lendemain ou surlendemain de l’explosion du port. Il dit en substance : ‘Je n’ai pas peur, les ruines sont fumantes et je suis là.’ »

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