Interview croisée (avec Denis Muzet) pour Le Soir, parue le 16 août 2017. Propos recueillis par Corentin Di Prima.
De la propagande pur jus. L’équipe Trump publie désormais des vidéos glorifiant son action. Ces « real news » prétendent éclairer les Américains sur la réalité de l’action de Trump. Malaise.
Je parie que vous n’avez pas eu vent de tout ce qu’a accompli le président cette semaine, vu qu’il y a tant de fake news un peu partout. » Ainsi parlait Lara Trump en ouverture du premier épisode de la Trump TV lancée le 30 juillet dernier sur Facebook. Sur fond bleu bardé du slogan de campagne « Make America Great Again », la belle-fille de Donald Trump tresse des lauriers à un président qui aurait réussi sur de nombreux dossier, à commencer par la relance de l’économie américaine, en créant lors des 200 premiers jours de son mandat plus d’un million de « jobs, jobs, jobs ». Un second épisode, présenté par une ancienne chroniqueuse de CNN, a été diffusé le 6 août dernier. Ces deux capsules vidéo de 90 secondes prétendent apporter aux Américains des « real news », par opposition aux « fake news » dont le nouveau locataire de la Maison-Blanche se dit victime à longueur de tweets et de déclarations. Elles pourraient préfigurer le lancement d’une Trump TV en bonne et due forme, bien qu’à ce stade cela n’ait pas été confirmé officiellement.
Deux vidéos qui suscitent un nouveau malaise des observateurs, il est vrai habitués aux « faits alternatifs » distillés dans la communication du clan Trump. « Wow. Ça ressemble bizarrement aux chaînes de télé contrôlées par l’Etat que j’ai regardées dans d’autres pays », a tweeté Michael McFaul, l’ancien ambassadeur américain à Moscou sous Barack Obama après la première vidéo. « On dirait de la vraie propagande d’Etat », a commenté de son côté l’animateur du « Late Show » Stephen Colbert.
Comme en Corée du Nord
« On est proche du J.T. de la Corée du Nord, tout à la gloire du leader », analyse Nicolas Baygert, docteur en information et communication (UCL et Sorbonne), spécialiste de la communication politique. Il s’agit d’imposer une narration parallèle, alternative, et de faire pencher la perception du public en ce sens. On est dans l’éloge de l’action présidentielle. On est moins dans une recherche de vérité que dans une recherche de performance médiatique : de propager ces contenus auprès d’un maximum de gens. « C’est le prolongement d’une logique communicationnelle qui s’est déjà vue dans son utilisation compulsive de Twitter. On a affaire à un président qui est devenu lui-même un média. L’idée est de continuer à alimenter le comportement de supporters chez les gens qui ont voté pour Trump. Et ça fonctionne, vu le nombre de gens qui ont regardé ces capsules ». Pour Denis Muzet, sociologue spécialiste des rapports entre médias et politique, la diffusion de ces vidéos relève surtout d’un « jeu de rôles, de postures, qui vise à raffermir son emprise sur son électorat de soutien dans la crise de légitimité qu’il traverse ». On n’est jamais mieux servi que par soi-même.
Trump n’est évidemment pas le premier dirigeant à (tenter de) contrôler son message présidentiel. Son prédécesseur, Barack Obama, usait du même procédé, diffusant des vidéos présentant son action présidentielle, mais il n’appuyait pas sa démarche sur le discrédit de la presse. Et sur la forme comme sur le fond, elle ne faisaient pas penser à de la propagande d’Etat. A la différence d’Obama, estime Nicolas Baygert, Trump commente l’actualité en temps réel et propose sa propre grille de lecture sur un certain nombre d’événements. On est dans une rupture assumée avec le champ médiatique traditionnel, la mise en ligne de ces vidéos va dans ce sens. « Donald Trump est dans un délire de persécution, il montre une absence totale de confiance dans le traitement journalistique classique, qu’il présente comme de la désinformation. Il a donc une volonté de faire l’impasse sur les intermédiaires que sont les journalistes, qui proposent une remise en forme de l’actualité et une relecture critique des événements, pour passer à un rapport direct avec le consommateur d’infos, le citoyen. Il veut proposer une contre-offre informationnelle. »
En France, Emmanuel Macron a choisi de tenir les journalistes à distance tandis que son mouvement La République en marche lançait sa propre chaîne de télévision. « La démarche de Trump et celle de Macron ne peuvent être rapprochées. Le risque d’amalgame est trop grand alors que les deux présidents n’ont rien à voir au plan démocratique, tempère Denis Muzet. « Toutefois chacun d’eux, comme tout dirigeant occidental, est confronté au fait que c’est la presse qui, dans notre société médiatique, a le dernier mot : c’est la presse qui « crée le buzz », c’est la presse qui « s’emballe » sur un sujet, au détriment des autres, c’est la presse qui hiérarchise l’information, sélectionne les angles, etc. Les sociologues des médias ont depuis longtemps décrit ce mécanisme d’orientation de l’information à travers les angles adoptés par les médias, en parlant « d’effet d’agenda ». Et, en face, les dirigeants politiques de tous bords ont toujours cherché à faire prendre en compte leurs propres angles. »
Amateurisme
Pour l’heure, cette tentative du clan Trump de reprendre la main sur son message passe pour très artisanale, presque de l’amateurisme. Rien à voir par exemple avec la mainmise de Silvio Berlusconi sur la sphère médiatique italienne (lire ci-contre) ou avec une dérive autoritaire à la Erdogan ou Poutine. « On n’a pas affaire à un CNN alternatif. Quand on regarde Sputnik ou Russia Today, on est à un niveau de professionnalisme beaucoup plus avancé. Il n’y a pas encore eu chez Trump une volonté, comme chez Erdogan par exemple, de museler les journalistes ou de couper les vivres aux rédactions. Il ne faut donc pas tirer de point de comparaison entre les deux. »
La presse américaine a montré sa grande indépendance face au pouvoir de la Maison-Blanche, comme en attestent les différentes révélations du New York Times ou du Washington Post dans l’affaire des liens troubles entre l’équipe de campagne de Trump et la Russie. Par ailleurs, l’existence d’internet rend hautement improbable la possibilité de verrouiller l’information aux Etats-Unis. Les Américains ont encore des relais informationnels très puissants, résume Nicolas Baygert. Le vrai danger, estime-t-il, « c’est l’émergence d’une clôture informationnelle. » Chaque camp se referme aujourd’hui dans sa propre réalité informationnelle, autosuffisante, « ce qui empêche de confronter les points de vue ».
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