Interview pour La Libre Belgique parue le 18 février 2020. Propos recueillis par Thierry Boutte.
Le politicien français Benjamin Griveaux a démissionné après la diffusion sur les réseaux sociaux de vidéos à caractère sexuel le concernant.
En Belgique aussi, Internet brouille la frontière entre vie privée et vie publique des politiques, jusqu’à fragiliser la démocratie. Mais la loi offre aussi des protections.
Va-t-on, comme aux États-Unis, pratiquer le « vetting », à savoir enquêter sur leur passé et filtrer tous les candidats ? C’est le danger d’une moralisation totale de la vie politique et, par définition, de l’effacement de la ligne entre vie privée et vie publique.
Si une personnalité politique utilise des pans de sa vie privée (famille, loisirs, voyages, etc.) pour communiquer sur Internet, s’expose-t- elle à des intrusions dans sa vie privée ?
Aujourd’hui, des hommes et des femmes politiques mettent en scène leur vie privée sur les réseaux sociaux avec la volonté d’alimenter un fil d’informations contenant des éléments non politiques. L’objectif est la construction d’un personnage de proximité. Mais, dès qu’on instrumentalise sa vie privée, qu’on met en avant son conjoint ou ses enfants, il y a vulnérabilité et un risque de répercussion sur la cellule familiale. D’autres, comme la chancelière Angela Merkel, refusent cette « extimité » (notion définie par le psychiatre Serge Tisseron), c’est-à-dire l’utilisation stratégique de l’intimité comme arme de communication – voire d’argument de vente – pour renforcer le capital sympathie. Il y a donc un choix de parasiter – ou pas – son jardin secret avec des enjeux politiques. On relève toutefois une nouvelle génération de politiciens qui maîtrisent parfaitement les outils des réseaux sociaux, qui sont, par définition,
des vitrines de dévoilement avec autre chose que de l’argumentaire politique ou du factuel. Un Salvini ou un Theo Francken parlent directement à leurs followers et cultivent un lien fort, débordant du politique. Cette évolution va vers davantage, non pas de proximité, mais de simulacres de proximité, à l’instar du monde du showbiz qui vaporise quelques regards sur l’intime pour donner l’impression d’un rapprochement.
Ce qui était normal ou anormal, moral ou immoral se déplace ?
Oui, le rapport à l’intimité qui évolue aussi. La nouvelle génération – regardez ces jeunes présidents de parti – a également été nourrie par cet impératif de transparence sur les réseaux sociaux et s’avère de plus en plus rodée, parfois de façon tragique, aux phénomènes de revenge porn ou de harcèlement. Que cela déborde aujourd’hui dans le milieu politique n’est pas surprenant. Cet impératif de transparence intègre aussi le contexte MeToo, Balance ton porc, etc. L’appel à la délation sur les réseaux favorise l’apparition de « justiciers », comme l’avocat engagé Juan Branco, qui vont vouloir faire sortir des « affaires » jusque-là estimées appartenir à la sphère du privé. Mais au nom de quelle morale ?
Les hommes et femmes politiques, représentant l’autorité publique, doivent-ils être plus moraux ?
Suite aux affaires DSK ou Griveaux, on évoque en effet l’américanisation de notre vie politique. Longtemps, la France et la Belgique se sont distinguées par le fait d’accorder moins d’importance à la vie privée des personnalités politiques. Les questions de l’intime, de l’adultère n’étaient pas disqualifiantes comme aux États-Unis, où les valeurs morales et religieuses sont déterminantes pour une partie de l’électorat. Mais cela change. Avec les photos et vidéos qui restent présentes sur les réseaux pour l’éternité. Avec la confusion entre moral et délit. Dans le cas Griveaux – j’entends parler de « moralité délictueuse » – il n’y a rien d’illégal dans son chef. Je crains qu’on se dirige vers le vetting, comme le pratiquent les Américains avant chaque campagne. En communication politique, votre équipe va réaliser un examen minutieux de votre passé pour s’assurer qu’aucun de vos antécédents ne prête à attaque ou soit susceptible de plomber votre campagne. À coups de questionnaires, de recherches et d’enquêtes, ce nettoyage sans concession, cette exploration de l’intimité des candidats, doit veiller à ce que le politique n’ait pas de « cadavres » dans le placard. C’est le danger, si on va vers une moralisation totale de la vie politique et, par définition, l’effacement de la ligne entre vie privée et vie publique. Comme disait François Fillon, il faudra un cuir solide aux candidats.
Qui deviendront une espèce en voie de disparition…
Oui, le problème est ce qu’on exige aujourd’hui des politiques. Au-delà d’un engagement, on leur demande presque un sacerdoce. Avec le risque d’une perte d’attractivité à vouloir s’engager en politique de peur de voir exposé sur la place publique un morceau de son passé ou de son intimité.
Entretien : Thierry Boutte
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