Entretien dans Le Vif, parue le 11 mai 2023. Propos recueillis par Pierre Havaux.
Georges-Louis Bouchez (MR) en apprenti soldat d’élite, Denis Ducarme (MR) dans la peau d’un «traître » : quand la fiction télé devient une triste () réalité en politique.
Georges-Louis Bouchez, président du MR, à la peine dans une émission dédiée à l’entraînement de « forces spéciales » contraint de jeter l’éponge dès le deuxième épisode : toujours plus fort, toujours plus loin dans l’exhibition ?
Une de vos consœurs du quotidien Le Temps qui m’interrogeait à ce propos confiait que ce genre de prestation était inimaginable en Suisse. Il s’agit d’une spécificité du paysage politique flamand traversé depuis des décennies déjà par le phénomène de peopolisation. Le mélange des genres y est totalement assumé, tous partis confondus. La partie francophone du pays est en train de s’y adapter, quoique son dispositif médiatique et son personnel politique l’ont déjà intégré depuis quelques années si l’on se souvient d’une participation d’Elio Di Rupo (PS), alors Premier ministre, à l’émission Top Chef sur RTL-TVi (NDLR : séquence coupée au montage pour cause de proximité des élections de 2014) ou celle de Paul Magnette (PS) et de Melchior Wathelet (CDH) à De Pappenheimers, un quiz télé flamand (NDLR : en 2012).
Que pouvait espérer le président du MR en se produisant dans une émission casse-cou sur la chaîne de télé flamande VTM ?
Comme tous les politiques qui s’y adonnent, sortir de l’anonymat, attirer les regards en relevant des défis, capter l’attention médiatique et chercher à engranger un capital sympathie. En habitué du hors-piste, Georges-Louis Bouchez travaille à la construction de son image en la nationalisant par une prestation dans une émission diffusée sur une chaîne flamande. Ce peut être une manière de préparer une trajectoire de Premier ministrable. Il ne faut pas non plus sous-estimer le contexte de guerre ambiant dans lequel nous évoluons aujourd’hui, et qui l’a d’ailleurs poussé à s’engager comme réserviste à l’armée. L’approche militariste, viriliste, de l’émission peut se présenter comme une alternative au courant mainstream qui vit dans la société.
« GLB » en a pris pour son matricule dans la presse, singulièrement flamande, en raison de ses piètres performances qui lui ont valu d’être taxé par les instructeurs/ évaluateurs de « boulet » pour son équipe.
Un « assassinat télévisuel », selon le quotidien De Morgen. En est-on si sûr ?
La prestation de Georges-Louis Bouchez validait et grossissait la perception qu’en ont déjà ses détracteurs. La téléréalité insiste sur le dévoilement de l’intime, joue sur la fragilité de l’individu à grand renfort de séquences, souligne les traits de caractère du candidat qui sont soumis à un processus de simplification. Une forme de « joie mauvaise » peut s’exprimer à voir ainsi un politique mis en difficulté, jusqu’à le voir craquer. Après la traversée du désert, le passage à tabac médiatique, une forme de rédemption était toujours possible par une mise en évidence du dépassement de soi, ce que Georges-Louis Bouchez avait su le montrer lors du duel sportif face au président de la N-VA, Bart De Wever, dans l’émission télévisée flamande Container Cup, en 2021. Cette fois, étant donné son abandon après le second épisode de Special Forces, c’est bien d’un naufrage réputationnel cathodique qu’il s’agit. Le challenge télévisuel propice à l’humilité a débouché sur une retraite forcée « pour le bien de l’équipe » teintée d’humiliation. L’illustration des limites de la peopolisation compétitive…
Georges-Louis Bouchez en pseudo-fighter après Conner Rousseau, président de Vooruit, en lapin de The Masked Singer sur VTM ou, tout récemment, le député MR Denis Ducarme dans Les Traîtres sur RTL-TVi. La politique spectacle monte dans les tours ?
La tendance des politiques est de se transformer en influenceurs. Le mélange des genres devient lui-même un genre avec les risques de lassitude et de dilution de la crédibilité de la parole politique qui peuvent résulter de cette stratégie du coup d’éclat permanent. Varier les registres du sérieux et du ludique, pourquoi pas, pourvu que cela se fasse à doses raisonnables. Mais nous sommes entrés dans l’ère de la transgression des codes, qui frise le clownesque.
Même la participation à une émission de téléréalité d’un ou une ministre en exercice n’est plus du domaine de l’impensable. La fonction risque-t-elle d’en souffrir ?
En mars dernier, c’était Vincent Van Quickenborne (Open VLD), ministre de la Justice, qui a passé quatre jours à la prison de Haren après sa fausse arrestation à son cabinet, pour les besoins d’une émission de télévision flamande, Recht naar de gevangenis. Le même mois, Annelies Verlinden (CD&V), ministre de l’Intérieur, dévoilait une partie de sa vie privée en confiant sa tristesse de ne pas avoir d’enfants dans une émission, également flamande, Viva La Feta. La dignité de la fonction ministérielle peut s’en trouver égratignée si l’on s’en réfère à la ministre de la Défense, Ludivine Dedonder (PS), qui affiche ses baskets en esquissant un pas de danse sur le réseau social TikTok.
Hadja Lahbib (MR), ministre des Affaires étrangères, critiquée pour son rôle de présidente d’un tribunal dans un épisode de la série Attraction diffusée en avril sur la RTBF, invoquait pour sa défense : « On n’arrête pas de dire que les politiques sont déconnectés de la réalité des gens, eh ben voilà, on ne pourra pas dire que je suis coincée. » L’argumentation classique du politique pour justifier de franchir le pas est-elle vraiment convaincante ?
Le phénomène se veut une sorte de pédagogie alternative par le recours à la spectacularisation, il prétend vouloir toucher un public qui n’est pas forcément intéressé par la politique. Selon moi, la démarche relève plutôt du « personal branding » (NDLR : technique de marketing employée par un individu pour devenir « une marque reconnue) que de la volonté de rendre la politique accessible. Si l’objectif est pédagogique, c’est louable. Mais si le réenchantement politique passe par une instrumentalisation dans le cadre d’une spectacularisation à outrance, je ne suis pas certain de ses apports pour le citoyen. La multiplication des hors-pistes ne fait que renforcer le star-système politique. Il faudrait que les élus commencent par se reconnecter à la politique.
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