Avec l’Ukraine, l’Eurovision devient politique

Brève interview donnée au journal Le Soir, le 12 mai 2023. Propos recueillis par Lara Pino Lerro (st.). Extraits :

L’Eurovision a beau se targuer de n’être qu’un concours de chanson où la politique n’a pas sa place, l’élan de soutien apporté l’an dernier à l’Ukraine a de quoi prouver le contraire. La finale du concours revient ce samedi 13 mai à Liverpool avec une édition qui met en avant l’unité autour de l’Ukraine et des chansons qui abordent ouvertement la guerre. Une édition politique donc, mais où n’apparaîtra pas Volodymyr Zelensky : l’UER – Union européenne de radio-télévision, responsable du concours – a en effet refusé la diffusion d’un message du président ukrainien durant la cérémonie, considérant que cela remettrait en cause la nature non politique de l’événement. Un règlement qui semble aujourd’hui être à géométrie variable.

Pour l’Ukraine et contre Poutine

L’année dernière, la victoire ukrainienne à Turin était un symbole important, quelques mois seulement après l’invasion russe. Pour Nicolas Baygert, professeur de communication politique à l’ULB, « le message était fort. Il ne s’agissait d’ailleurs pas du premier marqueur de solidarité de l’Eurovision envers l’Ukraine, mais c’était une manière de reconnaître son appartenance à la culture européenne, un fait remis en cause par les visées expansionnistes de Vladimir Poutine ».

Un an plus tard – même si la compétition sera finalement organisée au Royaume-Uni du fait de l’impossibilité pour l’Ukraine de fournir des conditions de sécurité suffisantes –, le pays s’apprête à jouer un rôle majeur dans la compétition. En plus d’une performance réalisée par des artistes ukrainiens, le groupe Kalush Orchestra, vainqueur de l’édition précédente avec sa chanson Stephania, reviendra pour l’ouverture de la grande finale de samedi dans une performance intitulée Voices of a new generation. Un morceau qui, selon le groupe, est « pour tout le monde en Ukraine, pour nous rappeler que nous vivrons des jours meilleurs et que la victoire sera nôtre, mais aussi pour montrer au monde ce pour quoi nous nous battons ». […]

Un règlement strict en apparence

« L’Eurovision est un événement non politique » : la phrase est inscrite noir sur blanc dans le règlement du concours. Des chansons ont d’ailleurs bien été retoquées pour cette raison après examen par l’UER. Pour Dean Vuletic : « Sous couvert de son règlement strict, l’Eurovision a toujours été un événement politique », l’élimination par le passé de certains morceaux pour des considérations politiques s’expliquant, selon lui, pour deux raisons. Tout d’abord, des paroles trop explicites comme ce fut le cas pour le titre soumis par la Géorgie en 2009 We don’t wanna put in, référence évidente au dirigeant russe. Mais pas uniquement. Le cas de la proposition biélorusse de 2021 Ya Nauchu Tebya, en soutien au régime de Loukachenko, et refusée, montre une autre fonction importante de cette règle, selon l’expert : « Elle permet de filtrer les messages en accord avec les valeurs portées par le concours. »

Pour notre spécialiste de l’Eurovision, c’est une certitude. Il en veut pour preuve la prestation de Conchita Wurst en 2014 : « Elle avait également fait polémique pour sa défense des droits LGBT et certains avaient tenté de la faire interdire, notamment en Russie. C’était aussi un message politique mais dans un sens libéral alors l’UER a laissé passer. » Il en va de même pour la chanson présentée par l’Ukraine en 2016 et intitulée 1944, comme le rappelle Nicolas Baygert : « Une performance qui évoquait la déportation par Staline des Tatars vers l’Asie centrale et faisait le parallèle avec l’annexion de la Crimée qui avait eu lieu deux ans plus tôt. » Un morceau qui avait déjà bien irrité Vladimir Poutine.