La Quatremerditude des choses

Chronique parue dans Le Vif / L’Express, le 9 juin 2013.

Et si la principale vertu de l’attaque de « Bruxelles pas belle » était d’avoir remis la capitale Bruxelles sur la carte du politique ?

Dans un écrit de jeunesse sulfureux (1), amèrement regretté par la suite, le philosophe roumain Emil Cioran (1911-1995) tirait à boulets rouges sur ses compatriotes : « Le Roumain tourne en dérision sa condition, il se disperse dans une auto-ironie futile et stérile. » Atteint d’une « nausée cosmique », déplorant la platitude et la petitesse des réalités nationales, Cioran optera in fine pour l’exil parisien définitif, préférant « oublier sa qualité de contemporain ».

Auto-complaisance, auto-ironie stérile et invite à l’exil des « mécontemporains » ; autant d’éléments recensés ces dernières semaines dans les réactions à la publication du brûlot « Bruxelles pas belle » signé Jean Quatremer dans Libération, quelques jours après avoir été, il semblerait, pris lui aussi d’une énième « nausée cosmique », généreusement partagée sur Twitter (et agrémentée du hashtag #VilleDeMerde).

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Ce qui ressort du climat de « Brussels bashing » actuel est avant tout la calamiteuse repartie du politique – des ripostes à fleur de peau que l’on découvre en premier lieu sur Twitter : « Un nullissime article de @quatremer », fustige Yves Goldstein, chef de cabinet de Rudi Vervoort, ministre-président de la Région bruxelloise (qui lui-même crut bon de comparer le cruel papier « à un ancien tract du Vlaams Blok »). La palme (ou le Coq de cristal) revient à la ministre de la Culture, Fadila Laanan, suggérant à l’irrespectueux Quatremer « d’aller voir l’herbe verte ailleurs ». La réplique cinglante du Français ne se fit d’ailleurs pas attendre : « Donc je résume : “Bxl, tu l’aimes ou tu la quittes”. C’est digne de l’extrême droite. Bravo ! »

Bruxelles mérite autre chose qu’un « tweet-clash » autour du mal-être urbain du correspondant européen de Libé. Rappelons d’ailleurs qu’un Bart De Wever dénonce régulièrement les dérives d’une « twittocratie », génératrice des petites phrases et indigne du politique. Peut-on le contredire au regard du ton général observé ?

Et si la principale vertu de l’article de Quatremer était justement d’avoir remis Bruxelles sur la carte du politique et au centre du discours politico-médiatique ? Car hormis du côté du « petit parti » Pro-Bruxsel, la Ville- Région demeure enfant mal-aimé au sein du jeu particratique fédéral – cette thérapie de couple permanente. Et que dire de la « Fédération Wallonie-Bruxelles » que le philosophe Philippe Van Parijs (UCL) dépeint comme « une façon pour la Wallonie de pisser sur Bruxelles pour délimiter son territoire, tout comme la Flandre pisse sur Bruxelles en y mettant sa capitale » ? Ajoutons le contexte politique bruxellois, une lasagne exécutive aussi peu ragoutante que son équivalent Findus, et l’on conclura que Bruxelles mérite en effet bien mieux.

Aussi, le politique se fourvoie dans une riposte ad hominem vis-à-vis d’un argumentaire ayant désormais fait mouche, là où il s’agirait d’apposer d’urgence un contre-récit positif basé sur du concret. La « mise à niveau » proposée par Rudi Vervoort ne suffit plus. L’ère est au « city-branding », au marketing territorial, aux grands projets métropolitains. Or la bruxellisation toujours à l’œuvre, l’enlisement du RER et l’ubuesque projet d’implanter le successeur du stade Roi Baudouin en Flandre continuent d’entamer le capital réputationnel bruxellois. Comme ville, Bruxelles s’inscrit dans un contexte international compétitif, comme aime le rappeler Quatremer, rêvant tout haut d’une autre implantation pour les institutions européennes, afin de pouvoir s’exiler, comme on lui demande si adroitement.

(1) Cioran, Transfiguration de la Roumanie (1936), Trad. Alain Paruit, Paris : L’Herne, 2009.

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