La dette wallonne, Nietzsche et la vérité

Ceci n’est pas un billet économique.

Les faits : vendredi, divers médias rendaient public l’élément marquant du 25ème rapport de la Cour des comptes. Celui-ci dévoile que la dette de la Région wallonne n’atteint pas 6,25 milliards d’euros comme annoncé mais bien 11,237 milliards d’euros. Conséquence ? À peine une « crisette » (qui serait à la crise grecque ce que l’ Élysette est à l’Élysée).

Devant l’impact minime, voire absent de cette information pour le moins interpellante, certains observateurs du récit médiatique belge auront pu se sentir tel Marc, ce personnage du roman d’Emmanuel Carrère, La Moustache [1] (porté à l’écran en 2005), qui s’étant rasé la moustache sur un coup de tête, est victime d’une dénégation unanime. Personne ne remarque le changement pileux ou pire, chacun feint de ne rien avoir remarqué. On assiste dès lors, impuissant, à la perte croissante du sentiment de réalité affectant Marc, ce dernier sombrant peu à peu dans la folie.

En effet, la réalité dévoilée par la Cour des comptes ne semble pour l’instant déboucher sur aucun séisme politique, encore moins sur une crise de régime, le ministre-président Rudy Demotte et son ministre du budget André Antoine, affirmant vendredi leur « totale sérénité », il s’agit tout au plus de « confronter les points de vue respectifs ». Les chiffres ? Quels chiffres ?

En 2004, le gouvernement grec reconnaissait qu’il avait divisé par deux son déficit public depuis 2000. Des comptes publics truqués depuis une vingtaine d’années au moins. À l’époque : aucune enquête, aucune sanction, aucune réaction des marchés. On connaît la suite. En ce qui concerne la Wallonie, nous citerons simplement cet extrait, émanant du rapport de la Cour des comptes :

« La Cour rappelle que les principes comptables de régularité, de sincérité et d’image fidèle constituent les fondements de toute comptabilité. Toutefois, les bilans et comptes de patrimoine établis par la Région n’y répondent actuellement pas. La Cour insiste dès lors sur la nécessité de veiller à ce que ces comptes donnent dorénavant une image fidèle, sincère et régulière de la situation financière et patrimoniale de la Région. »

Il ne s’agit toutefois pas de dresser de parallèle absolu entre la gestion hellénique et celle du Gouvernement wallon mais d’insister davantage sur cette (bonne-)gestion du « réel » à l’œuvre. Le tout serait, en effet, une question d’interprétation – et, en la matière, l’interprétation wallonne se heurterait à celle de la Cour.

« Non, il n’y a précisément pas de faits, mais que des interprétations » estimait le philosophe allemand Friedrich Nietzsche,  [2] « La volonté de puissance interprète : […] elle délimite, détermine des degrés, des différences de puissance […] En vérité, l’interprétation est un moyen pour dominer quelque chose » [3]. Le plaidoyer du Gouvernement wallon serait-il d’essence nietzschéenne ? En matière d’innovation conceptuelle, l’attelage particratique de l’Olivier – que l’on prétend pourtant à bout de souffle – se montrerait, là encore, éminemment créatif.

Or, la réponse du Gouvernement wallon à la Cour des comptes illustre bien cette volonté de peser sur la perception du réel (la réalité des chiffres), voire de plaider pour sa propre interprétation. Objectif : circonscrire le doute et offrir la description du réel nécessaire à la poursuite des affaires – la vérité des chiffres apparaissant ici comme caduque. Une posture relativiste et perspectiviste assumée et – pour l’instant – presque unanimement épargnée.

Ainsi, faute de cadrage média résolument critique, ou de « fact-checking » (autrefois b.a.-ba du journaliste), voire de questionnement insistant sur l’interprétation du Gouvernement wallon, la dénégation unanime s’installera sans peine – le Ministre Antoine, artisan de la doxa budgétaire gouvernementale, continuant quant à lui de marteler l’interprétation officielle.

« Andreas Antoinopoulos et Rodolfos Demotteou contrôlent parfaitement la situation… » commentait ironiquement Charles Bricman. Ou, pour le dire autrement, « quand on a la foi, on peut se passer de la vérité » –  Nietzsche, encore lui.

[1]E. Carrère, La Moustache, Paris : POL, 1986.
[2] F. Nietzsche, Fragments posthumes, fin 1886-printemps 1887, 7 [60], KSA 12, p. 315.
[3] F. Nietzsche, Fragments posthumes, automne 1885-automne 1886, 2 [148], KSA 12, p. 139.

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