
Le micro-trottoir, dont usent et abusent les JTs, constitue à ce jour un phénomène peut-être encore plus inquiétant que le transfert d’hommes et femmes de télévision au sein des écuries partisanes.
Dans le traitement des thèmes, leur sélection et leur hiérarchisation (l’agenda-setting), le pathos règne depuis longtemps en maitre comme aiguilleur rédactionnel. Le trottoir, ce fragment d’espace urbain dédié au passage, voire aux dépôts clandestins et autres incivilités devient eldorado pour une profession journalistique où prime désormais l’expérience sensible.
Au cœur du dispositif : le citoyen lambda, « l’homme sans qualités » (Der Mann ohne Eigenschaften) – titre du roman inachevé de Robert Musil. « Sa particularité essentielle, c’est qu’il n’a rien de particulier. C’est l’homme quelconque, et plus profondément l’homme sans essence » précise l’écrivain autrichien. À l’ère moderne, cet homme sans qualités n’est autre que le fréquentant (« le piéton – disait Philippe Muray – c’était l’ancien monde, et il n’a rien à voir avec le fréquentant, qui est un ahuri de centre-ville ») – un sondage à lui tout seul, une personne-ressource dont l’avis vaut désormais son pesant d’or.
La microtrottoirisation d’une problématique traitée à l’écran constituerait dès lors son parachèvement analytique, the icing on the cake, la preuve-par-la-rue – du testing jusqu’à la synthèse conclusive en plein air (smog inclus).
La pratique qui est au journalisme ce que le tourisme de masse est à la conquête de l’ouest, semble avoir définitivement gagné ses lettres de noblesse. Autrefois Marie Pervenche ou agent Longtarin, l’enquêteur du macadam était le préposé à la circulation des rédactions, le pigiste en pénitence. L’intouchable s’est mué en conquistador des places de villages, arpentant les marchés comme pour s’exercer avec zèle à son futur métier de candidat (?).
Symbole d’une époque qui ne reconnaît pour valable que ce qui rapide et fluide (et futile), l’enquêteur endimanché transperce les flux humains en incarnant la providence cathodique – il sent le « bon client » à 20 mètres.
Micro en main, cet entomologiste des villes, véritable Clifford Geertz de l’asphalte, se frotte ainsi volontiers au ressenti populaire prêt à divulguer en temps-réel son « échantillon représentatif » à valeur quasi-scientifique. Passants happés, chalands nonchalants, la mine étourdie de certains échantillons ne fera d’ailleurs que renforcer la validité et certifier l’authenticité du résultat.
L’actualité n’est-elle pas assez fournie pour parsemer les « sujets » de vide sidéral (ou cérébral) ? Vraie question celle-là.