Entretien paru dans La Libre Belgique le samedi 5 août et dans La Dernière Heure, le 6 août. Propos recueillis par Jonas Legge et Dorian de Meeûs.
La Wallonie et Bruxelles sont secouées par une séquence politique comme elles n’en avaient jamais connu. Chaque parti aborde cette crise d’une manière particulière, en espérant profiter de la situation ou perdre le moins possible dans l’aventure. Mais qui sont les grands perdants et les grands gagnants du chambardement ? Enseignant à l’ULB, l’Ihecs (où il dirige Protagoras, le laboratoire en communication politique et publique), Sciences Po Paris, Paris-Sorbonne, Nicolas Baygert porte un regard critique sur les stratégies de communication déployées par les politiques. Nicolas Baygert est l’Invité du samedi de LaLibre.be.
Benoît Lutgen a débranché la prise gouvernementale pour se démarquer du PS et pour tenter de sauver son parti. Est-ce porteur en terme d’image pour le cdH ?
En décidant de cette opération « dégagiste », Lutgen était condamné à réussir avec le MR. C’est donc une véritable prise de risque. A-t-on affaire à une pulsion d’auto-conservation qui vise à la survie du parti ? Je laisse cela aux psychanalystes. Mais on ne peut pas encore juger aujourd’hui de l’effet positif ou négatif de ce débranchement. Pour le moment, le cdH wallon est sauvé mais quid de l’aile bruxelloise ? Pour des raisons d’homogénéité programmatique, il peut y avoir une volonté de se recentrer sur la Wallonie et laisser ses parts de marché bruxelloises à Défi. D’autant que le cdH ne trouve pas la solution pour se démarquer à Bruxelles.
Délaisser Bruxelles pourrait être une stratégie ?
Une stratégie par défaut, oui, pour amener de la lisibilité. L’offre humaniste en Wallonie est fort différente de celle à Bruxelles. Le cdH, qui a souvent été critiqué pour son « scotchage » au PS, s’est émancipé brutalement, a retrouvé son rôle de pivot. Il renoue avec la souplesse offerte au centre de l’échiquier politique. Comme Ecolo ou Défi, le cdH rappelle qu’il peut construire et déconstruire des majorités.
Ecolo donne l’impression de refuser de jouer ce rôle. Le parti accepte de parler d’éthique mais se retire quand il s’agit d’entrer dans les négociations politiques.
C’est une stratégie lunaire. Les positions et déclarations ne sont pas claires. Ils adoptent une posture constructive en acceptant d’avancer mais restent dans l’opposition. Or, l’objectif d’un parti politique reste la conquête du pouvoir. Il faut convaincre les citoyens que son propre projet de société est le meilleur. Ecolo risque de passer pour une ONG, un observatoire de la transparence. Pour l’instant, son projet – l’écologie politique – n’est plus visible. Chez Ecolo, il y a toujours eu cette opposition entre les dogmatiques et les pragmatiques.
Ecolo va-t-il profiter de la présence médiatique très forte de ces dernières semaines ?
Zakia Khattabi a réussi à s’imposer médiatiquement. Est-elle en voie de « milquetisation » ? Elle fait en tout cas penser à « Madame non » de 2007. Elle est dans une posture mordante, volontaire et fair-play. Cependant, la pureté comme tropisme inébranlable, c’est risqué stratégiquement. Quand Zakia Khattabi dit qu’elle se sent trompée par Benoît Lutgen parce qu’il a davantage changé de casting que de système, on a envie de lui demander si elle est la seule qui n’était pas au courant des intentions… Il y a une sorte de naïveté. Est-ce de la posture ? Parfois on a envie de lui offrir « Le Prince », de Machiavel, sur la conquête du pouvoir.
Olivier Maingain refuse de changer de majorité et est donc considéré comme « scotché » au PS. Or, l’électorat de Défi est plus proche du MR que du PS. Une erreur ?
Olivier Maingain dicte le tempo de la crise. Il est intransigeant, sentencieux dans le verbe et, depuis le divorce MR-FDF, il a la volonté de rester indépendant et souverain. Il joue le grand stratège qui a un ou deux coups d’avance et qui savoure son rôle d' »empêcheur de coaliser en rond ». Il surfe aussi sur la défiance à l’égard du politique en gardant ses distances avec les autres partis.
Est-ce tenable par rapport à son électorat ?
On est dans un contexte d’offre électorale liquide. L’électorat de Défi n’est pas gravé dans le marbre. Aujourd’hui, il n’y a plus de socle électoral stable, acquis. Olivier Maingain, à travers sa posture, tente de conquérir d’autres parts de marché. En jouant la montre, il attend peut-être que le cdH se vide de son sens à Bruxelles. Il risque cependant de nourrir le ressentiment citoyen à l’égard de la classe politique, qui peut d’ailleurs se retourner contre sa propre formation.
Cette crise peut vraiment briser la relation entre les citoyens et leurs représentants ?
Le grand risque, c’est que cette pièce se joue en l’absence du public, à qui l’on ne demande pas s’il a aimé ou non. Il y a une absence totale de volonté de pédagogie des formations politiques vers les citoyens. On est passé d’une démocratie représentative à une démocratie contemplative. Nous sommes spectateurs de cette pièce à huis clos qui se joue devant nos yeux. Bertolt Brecht appelait cela « la dissolution du peuple ». Constitutionnellement, on est dans les clous. Mais il y a un risque à long terme pour la classe politique quand on prétend incarner l’opprobre citoyenne alors que, dans toute cette séquence, le citoyen est absent.
En acceptant directement l’invitation du cdH de former de nouvelles majorités, Olivier Chastel, président du MR, a-t-il pris un risque à deux ans des élections ?
Olivier Chastel a fait preuve d’une grande prudence, de discrétion. Il a laissé le soin à Ecolo et Défi de clore la séquence « bonne gouvernance » sans être dans l’empressement. On ne peut pas faire au MR un procès en arrogance d’avoir voulu précipiter les choses et aggraver la situation. Chastel a fait face à un destin inopiné. Le retour au pouvoir en Wallonie, c’est un cadeau fait au MR. Certains estiment que les libéraux risquent de se griller lors des 21 mois de pouvoir. Je pense plutôt que la vie politique s’est tellement accélérée que tout parti doit saisir l’instant. Certaines séquences ne se représenteront pas. L’électeur pourrait d’ailleurs en vouloir à Ecolo de ne pas avoir rejoint la majorité.
A l’inverse, le PS aura-t-il le temps en 21 mois de se refaire une santé dans l’opposition ?
Le PS traverse une crise identitaire qui se reflète dans la moralisation à marche forcée. Cela va donc beaucoup plus loin qu’un problème de leadership. Il y a un gouffre entre l’auto-perception des apparatchiks – qui se conçoivent comme réformateurs patentés au sein de leur propre formation – et celle des militants et observateurs. Les impulsions vertueuses qui ont trait à la remoralisation fonctionnent lorsqu’elles viennent de la base. On ne peut décréter, depuis le boulevard de l’Empereur, que du jour au lendemain on devient un parti clean. La question du pilotage du parti se pose également. Avec Elio Di Rupo, on a affaire, au mieux, à un réformateur empêché qui subit les séquences les unes après les autres depuis un certain temps. On est devant une forme de burn-out organisationnel : une diminution graduelle de l’énergie, un épuisement.
Son remplacement par Paul Magnette, est-ce la seule solution envisageable ?
Il y a un gros travail à faire sur l’incarnation du parti. Le risque de zombification de la sociale-démocratie et des partis de gauche est réel partout en Europe. L’offre est caduque, elle ne correspond plus aux attentes. Au-delà d’un changement de chef, il faut revoir la dynamique organisationnelle. Pour l’instant, Paul Magnette reste loyal mais on ne voit pas très bien bien qui d’autre que lui pourrait succéder à Di Rupo…
A en croire tous les observateurs du nord et du sud du pays, Charles Michel sort grand gagnant de cette crise politique. Vous partagez ce constat ?
Oui, d’autant qu’il est parvenu à rester – en retrait – dans son rôle de manager fédéral, tout en rappelant qu’il y a un vent d’optimisme dans l’économie. Une dynamique qui était même soulignée dans le dernier discours royal. Même au sein du MR, il en sort gagnant, car c’est le clan Michel qui est renforcé (Chastel, Borsus, Ducarme). Avec l’arrivée de Willy Borsus à l’Elysette, c’est aussi le Premier ministre bis qui s’en va. Dans la saga du Ceta, Paul Magnette jouait à l’alternative au pouvoir de Charles Michel, ce qui ne devrait plus être le cas avec un MR à la tête de la Wallonie. On devrait davantage s’inscrire dans un fédéralisme de coopération. Par contre, à Bruxelles, la situation reste compliquée.
Raoul Hedebouw (PTB) reste très discret sur cette crise, presque aphone…
Devant ce huis clos particratique, Raoul Hedebouw se la joue spectateur, comme nous. Il opte pour la proximité avec le ressenti des citoyens face à cette crise, ce qui lui permet d’alimenter sa posture antisystème. Il table sur la logique du dégagisme. La Wallonie qui bascule au centre-droit, c’est un cadeau pour le PTB, car le PS ne va pas pouvoir suivre leur volonté de mettre la barre à gauche toute. On retrouve là les mêmes ingrédients qui ont permis à Mélenchon de largement dépasser Hamon en France. Ici aussi, il y a un risque d’hamonisation du PS. Et cela se confirme dans les derniers sondages.
N’est-il pas plus difficile pour le PTB de contrer un PS dans l’opposition qu’un PS au pouvoir ?
Au contraire, je pense que cela pourrait aider le PTB. Le tout dépendra de la stratégie qu’incarnera le PS. Je ne pense pas que Paul Magnette puisse proposer la même offre politique de gauche que celle du PTB. Pour le paquebot PS, il sera difficile de manœuvrer efficacement face aux pirates du PTB. Le PS compte encore beaucoup d’élus et de tendances internes, mais il ne pourra plus jouer sur les leviers habituels, comme son bilan.
A l’inverse d’Hedebouw, on entend beaucoup le jeune MR Georges-Louis Bouchez. Il n’est pas nommé ministre mais se permet de critiquer la nouvelle députée libérale Isabelle Galant. Ces sorties intempestives peuvent-elles lui nuire politiquement ?
On n’est clairement pas habitué en Belgique francophone à ce genre d’attaques ad hominem dans son propre parti. Son côté Rastignac qui brave les conventions et cette attitude solitaire anticipent l’évolution de l’ensemble du monde politique. L’offre politique sera davantage ancrée sur des personnes que sur des solidarités partisanes. C’est un électron libre en situation délicate au MR, mais c’est un passionné qui bosse et que le parti n’a pas intérêt à dégoûter ou à voir partir. Ses coups de com’ et nombreuses propositions permettent au MR d’être dans l’actualité très régulièrement. C’est une autre conception de l’engagement politique. Il a un côté Renzi…
Catherine Fonck, personne ne la voit devenir ministre wallonne, mais elle regrette publiquement de ne pas avoir été choisie par Benoît Lutgen. Etonnant, non ?
Contrairement à Georges-Louis Bouchez, on est ici de nouveau dans l’ancien monde ou paradigme politique. Celui où les politiques estiment qu’ils méritent d’être récompensés pour le travail accompli, pour leur longévité ou fidélité.
Mais le message « Je suis déçue de ne pas avoir été récompensée ! », cela ne peut pas plaire aux citoyens ?
Non, cela ne plaît pas. Mais son message, bien que public, est exclusivement adressé à son parti. En politique, la communication interne n’existe pas, il faut toujours exposer son message à l’extérieur pour être entendu à l’intérieur. J’observe aussi qu’Alda Greoli a été plus visible médiatiquement dès le lendemain du coup politique de Benoît Lutgen. Elle incarne ainsi la rupture brutale souhaitée par le cdH par rapport au PS.
Yvan Mayeur quitte la vie politique. Au-délà des critiques et scandales, pensez-vous que son style fonceur et entêté va manquer dans la capitale ? On parle bien uniquement du style.
Yvan Mayeur est et restera immanquablement « l’incompris ». Sa stratégie de défense sur le Samusocial est à l’image du grand piétonnier : on décrète unilatéralement une réalité flatteuse avec une relecture du fil des événements qui est tout à l’avantage de l’énonciateur et qui ne laisse pas de place à l’autocritique. Sa surdité aux critiques et sa conviction d’avoir bien agi font de Mayeur le martyr tout désigné de cette séquence de la bonne gouvernance. Dans le contexte actuel, sa posture n’est plus du tout défendable. Même au sp.a, il n’est plus soutenu.
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