La première agression concerne une équipe de la chaîne LCI, partie couvrir les événements dans la ville de Rouen, violemment attaquée par des manifestants, comme le montre une vidéo qui a rapidement tourné sur les réseaux sociaux.
À Paris, dans le VIIIe arrondissement, une équipe de la même chaîne était escortée par des agents de sécurité. Une protection apparemment nécessaire puisque l’un d’entre eux a été attaqué par plusieurs gilets jaunes qui l’ont ensuite roué de coups alors qu’il était au sol. Il s’en sort avec une fracture du nez, selon Thierry Thuillier, patron de l’information de TF1, qui condamne l’acte « avec la plus grande fermeté ». Une plainte a d’ailleurs été déposée. Sur les ondes de France Inter, Fabien Namias, directeur général de LCI, condamne ces agressions mais reconnaît que la présence d’agents de sécurité au sein d’un groupe de journalistes peut brouiller certaines frontières. « Le fait d’avoir des agents de sécurité est une nécessité imposée par la situation, mais ça change forcément la nature des choses sur le terrain. Les personnes interrogées peuvent le percevoir négativement, en assimilant certaines fois les agents de sécurité à des policiers, des forces de l’ordre ».
Deux journalistes de l’AFP ont ensuite été menacés à Toulon, tandis qu’ils filmaient des débordements. « D’abord pris à partie par un jeune homme sans gilet jaune, ils ont été poursuivis par une dizaine de personnes et ont reçu ‘des claques dans le dos, dans la caméra’ et un ‘coup de pied (…) dans la hanche' », rapporte France 24. Les deux journalistes ont pu s’abriter dans un restaurant.
« On va te sortir et te violer »
À Pau, un pigiste a reçu un coup de pied, tandis qu’à Toulouse, une journaliste de La Dépêche du Midi a dû se réfugier dans sa voiture. « On va te sortir et te violer », lui ont lancé plusieurs gilets jaunes, selon Lionel Laparade, rédacteur en chef adjoint du journal. Elle aurait pu s’échapper grâce à l’aide d’autres gilets jaunes, un geste reconnu et qui rappelle une fois de plus que ces formes de violence ne sont pas acceptées par l’entièreté du mouvement. « Il faut rendre hommage aux gilets jaunes qui disent aux agresseurs d’arrêter », a d’ailleurs précisé Christophe Deloire.
Pour Nicolas Baygert, docteur en sciences de l’information et de la communication, cette défiance envers les journalistes n’est pas nouvelle. « Elle est en tout cas visible dans les rangs des gilets jaunes depuis le début des mobilisations ». Selon lui, trois points peuvent l’expliquer.
« Premièrement, on reproche aux médias de ne pas être représentatifs de la société française. Des profils types gilets jaunes, on n’en croise pas souvent sur les plateaux », souligne ce spécialiste. Les tentatives des médias de trouver l’un ou l’autre porte-parole à ce mouvement et de les faire parler à l’écran ont quant à elles échoué : « À chaque fois qu’une personnalité des gilets jaunes est ‘adoubée’ par les médias, elle perd en crédibilité. C’est comme si la proximité ave le peuple et la mobilisation s’effaçait dès que cette personne devient une personnalité publique ».
Le deuxième problème viendrait d’un « divorce » important entre les producteurs d’information et une partie des citoyens français. « Il y a une sorte de déconnexion entre ce qui se déroule dans ce que certains ont appelé ‘le pays réel’ et le traitement de l’info qui s’effectue principalement à Paris ». Un constat qui détonne pourtant avec les récents blocages des rédactions de La Voix du Nord et d’Ouest France, des médias régionaux et donc plus proche de la population. Dans la nuit de vendredi à samedi, des gilets jaunes ont en effet bloqué le centre d’impression de L’Yonne Républicaine et ont empêché la diffusion de La Voix du Nord. Fin décembre, certains avaient empêché la diffusion de 180.000 exemplaires d’Ouest-France, le plus gros quotidien régional de France. « C’est étonnant, car ce sont plutôt des médias populaires, ce ne sont pas des médias parisiens, mais de province », estime notre expert.
Médias traditionnels vs Réseaux sociaux
« Les journalistes ne font que mentir. La seule info, c’est sur les réseaux sociaux ! ». Voici ce qu’ont entendu une journaliste de France 3 et deux photographes locaux à Marseille. Plus soft, mais néanmoins inquiétant quand on sait que les fausses informations (les fameuses « fake news ») pullulent sur les dits réseaux sociaux. Voilà la troisième piste d’explication de la méfiance du mouvement envers la presse traditionnelle. « On est clairement face à un mouvement qui est lié à la consommation des réseaux sociaux et des plateformes d’information alternatives », constate Nicolas Baygert. « Certaines personnes estiment aujourd’hui être désinformées par les médias traditionnels et se tournent donc vers d’autres types d’information ».
De cette défiance générale envers les médias émerge alors un « journalisme citoyen », soit « des individus qui vont s’improviser journalistes » (comme le fameux « journaliste gilet jaune » Marc Rylewski). Si certaines personnalités comme Noëlle Lenoir, ancienne ministre de Jacques Chirac et ancienne présidente du comité d’éthique de Radio France, pointe la responsabilité des médias eux-mêmes dans l’escalade de la violence, c’est plutôt dans la naissance de ce journalisme amateur que Nicolas Baygert voit une responsabilité de certains médias. « Lorsqu’on voit les chaines d’info en continu inciter les spectateurs à leur envoyer des contenus, des vidéos, des témoignages ; lorsqu’on voit la place immense qu’a pris le micro-trottoir et le témoignage émotionnel, c’est difficile d’expliquer ensuite à ces mêmes personnes que leur témoignage ne vaut rien ».
Une réconciliation est-elle possible ?
« Faut-il envoyer des journalistes ? On se posait la question pour l’Irak, maintenant on se la pose pour Rouen ». À l’heure où le directeur général de LCI se pose cette question sur France Inter, est-il possible de réconcilier les deux camps ? « Ce qu’attendent beaucoup de gens, c’est d’avoir de l’information brute qu’ils peuvent eux-mêmes commenter et mettre en perspective, plutôt que d’avoir des intermédiaires qui ne sont pas légitimes à leurs yeux », estime Nicolas Baygert. Les journalistes, traditionnellement « chiens de garde de la démocratie », sont aujourd’hui perçus par certains comme des manipulateurs au service de l’État et des élites.« Il y a désormais des agressions systématiques des journalistes, quelles que soient leur ligne éditoriale. Certains gilets jaunes sont aujourd’hui dans un chantage antidémocratique inacceptable qui consiste d’une certaine manière à dire : si vous ne couvrez pas les événements exactement comme on l’entend, si vous appartenez à la communauté très large du journalisme, alors on est en droit de vous molester, de vous tabasser, de vous lyncher », s’indigne Christophe Deloire, qui en appelle à des sanctions judiciaires et à une réponse rapide et forte des pouvoirs publics.
« C’est clair qu’aujourd’hui, pour un journaliste, cela devient assez risqué de se rendre dans ce type de mobilisation », reconnaît de son côté Nicolas Baygert. La défiance envers les journalistes risquerait alors de renforcer encore le climat de méfiance entre les deux camps. Elle pourrait encourager les médias à moins couvrir le mouvement, ce qui finirait par valider les premières critiques adressées par les gilets jaunes. Et ce cercle vicieux détruirait peu à peu ce que les deux camps entendent pourtant défendre : la démocratie.
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