Reprise d’une interview donnée en 2021 pour ce billet publié dans le Club de Médiapart le 15 mars 2023. Propos recueillis par Pauline Todesco.
Vous êtes arrivé à la tête d’une chaîne d’info en continu et êtes plus soucieux de prendre la tête des audiences que de servir l’information et l’intelligence collective ? Ce manuel est fait pour vous. Voici quelques méthodes pour rentabiliser votre chaîne, en remplissant votre temps d’antenne de façon low cost et en captivant votre auditoire avec une information absente.
Extraits :
[…] votre casting devra compter sur un avantage encore plus précieux : cumuler les fast thinkers. Bourdieu a conçu ce terme pour désigner ceux qu’il appelle “les spécialistes de la pensée jetable (…) les bons clients”, dont “on sait qu’ils seront de bonne composition». Ceux-ci ont tout intérêt à venir chez vous, pour vendre leur actualité, et s’offrir une visibilité. Nicolas Baygert, docteur en sciences de l’information, les qualifie lui de “performers, qui ont une opinion sur tout et rien, et qui la présentent sans complexe comme si elle était objective et documentée”. En leur présence, le contradictoire, la nuance, la complexité, n’ont plus droit de cité. L’immédiateté, l’émotionnel, la binarité, règnent quant à eux en maîtres incontestés. Avec cette formule viendra l’audience, et pour vos concurrents qui tentent peut-être encore de produire de l’information, pèsera bientôt la tentation menaçante de suivre vos pas.
[…] Si votre objectif est au contraire de valider le propos de votre invité, contactez-le en lui demandant de réagir à des sujets, en choisissant d’en passer certains sous silence. Sur le plateau, vous pourrez ainsi le confronter à des éléments d’actualité qu’il ignore, en lui demandant à brûle pourpoint de réagir. C’est ce qui est arrivé à Nicolas Baygert sur LN24 – seule chaîne d’information en continu belge francophone – le 19 octobre 2021 “souvent cette réaction ne sert que de confirmation d’un discours préétabli par un chroniqueur, qui a eu le temps de se préparer. C’est extrêmement dérangeant et déroutant, parce que vous vous trouvez dans une situation où si vous dites ‘écoutez je n’ai pas d’expérience par rapport à ça’, on va, avec un jugement de valeur quelque peu condescendant, vous répondre ‘on vous a invité pour parler de l’actualité, vous êtes un professeur d’université, donc par définition vous devez avoir un avis (…) C’est une manière de starifier les chroniqueurs, qui eux sont récurrents, et les intervenants sont souvent des faire-valoir.”
Le premier chroniqueur, Luc Hennart, lui a demandé s’il était d’accord ou non avec la décision de justice à Liège qui a condamné le syndicat FGTB pour entrave méchante à la circulation. “Mais dans sa question il y avait déjà un avis personnel qui était très clair. Je leur ai dit que sur ces points-là je ne pouvais pas parler directement (…) et à chaque fois, on me ramenait “oui mais sur ce sujet bien précis, qu’en dites-vous ?”. Il se trouve qu’il y a eu un mort lors de cet évènement. Nicolas Baygert n’en avait pas été informé au moment où on le sommait de donner son opinion. S’il a botté en touche et évité l’avis tranché, certains se retrouvent piégés dans ce qu’il appelle “un procédé très malhonnête, mais qui n’est pas du tout isolé”.
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