Montages, trolls et sarcasme : les nouveaux codes de l’extrême droite sur Internet

Entretien pour L’Express, paru le 12 décembre 2023. Propos recueillis par Céline Delbecque.

Références à « Matrix » ou « Fight Club », mèmes humoristiques, détournement de vidéos… Sur les réseaux sociaux, certains identitaires rivalisent de créativité pour imposer leurs idées.

Qu’ont en commun les émojis représentant une carte du monde, un verre de lait, le signe « OK » de la main, ou encore une enseigne de barbier ? Pas grand-chose, a priori. Mais, sur les réseaux sociaux, accolées au nom de certains utilisateurs, dans le descriptif de comptes identitaires ou en conclusion de commentaires, ces vignettes servent de marqueurs politiques.

Dans la contre-culture d’extrême droite sur Internet, la carte du monde fait ainsi référence à un planisphère très controversé, publié en 2006 sur Wikipédia, censé classer les pays du monde selon leur indice de quotient intellectuel (QI). Présentant de multiples biais, cette carte représente notamment les pays d’Afrique comme ayant le taux de QI le plus faible – une référence raciste que les internautes d’ultradroite partagent sur leurs réseaux depuis 2018. Le verre de lait, quant à lui, est utilisé par les suprémacistes blancs comme clin d’œil à une théorie raciste selon laquelle les personnes d’origine européenne seraient supérieures aux autres, car plus tolérantes au lactose. Identifié comme un symbole haineux par l’Anti-Defamation League (ADL) depuis 2019, le signe « OK » de la main, où le pouce et l’index se rejoignent, est également interprété par certains comme symbole du suprémacisme blanc, en référence aux lettres « WP » [white power, pouvoir blanc] que l’on peut y deviner. L’enseigne de barbier, qui ressemble à un poteau, est, elle, reprise depuis 2019 par des utilisateurs d’extrême droite français pour « célébrer » les décès de victimes embouties contre une barrière, un poteau ou une portière à la suite de courses-poursuites avec la police, comme le raconte Numerama.

Dans la majorité des cas, ces émojis sont mêlés à des mèmes – des photos ou dessins détournés de manière parodique, dont le but est toujours le même : faire passer, par le biais de la moquerie ou du sarcasme, des idées racistes, antisémites ou homophobes. « Ces blagues, ces codes et ce vocabulaire commun, qui ne sont pas toujours compris de tous, permettent de renforcer l’entre-soi, de donner l’illusion d’être plus malins que les autres et de créer un véritable lien communautaire », estime Tristan Mendès France, maître de conférences à l’université Paris-Cité et spécialiste des cultures numériques. Dans la multitude de commentaires publiés ces derniers mois sur les réseaux sociaux à la suite du meurtre du jeune Thomas à Crépol, de la mort de Nahel, ou encore du conflit israélo-palestinien, les comptes arborant les émojis « carte » ou « poteau » et les publications de mèmes aux relents racistes ne sont ainsi pas rares. « L’émoji verre de lait, les dessins qui mettent en valeur des idées bien spécifiques, c’est un clin d’œil pour se reconnaître, savoir tout de suite à qui vous avez affaire sur Internet. Et, petit à petit, ces références communes sont utilisées comme vecteur de propagande de l’ultradroite. Elles peuvent même devenir une arme si elles sont utilisées massivement contre une cible spécifique », ajoute Tristan Mendès France.

« C’est à celui qui ira toujours plus loin »

Parmi ces « figures » devenues iconiques pour la communauté identitaire sur Internet, on retrouve l’incontournable Pepe the Frog, une grenouille initialement créée dans la bande dessinée américaine Boy’s Club et détournée aux Etats-Unis par la communauté néonazie et les nationalistes blancs sur des forums comme 4chan ou Reddit, puis utilisée comme symbole de soutien à Donald Trump durant sa campagne. En France, la grenouille a été reprise sur les réseaux sociaux comme symbole de rassemblement de la droite identitaire par une nébuleuse composée de soutiens à l’extrême droite, de militants royalistes, de fans d’Eric Zemmour, de l’homme politique d’extrême droite Henry de Lesquen ou de l’idéologue antisémite Alain Soral. Mais Pepe the Frog est loin d’être la seule référence utilisée par ces communautés sur Internet : toute une série d’autres dessins aux traits simplistes, appelés « Wojak », y sont utilisés à l’envi dans des séries de mèmes ou de montages, largement diffusés sur les comptes identitaires.

Le dessin de « Chad », également né sur le forum américain 4chan, représentant un homme blond, blanc, barbu et aux traits virils, est ainsi utilisé par certains comme symbole de « l’Aryen idéalisé, fier de ses racines européennes, qui aime son pays et sa famille », explique Nicolas Baygert, maîtres de conférences en sciences de l’information. Idem pour le croquis de la « tradwife » (pour « traditional wife », épouse traditionnelle), représentée blonde, blanche et vêtue d’une robe à motifs fleuris, utilisée comme figure antithétique aux personnages féministes.

« Ces dessins, souvent absurdes, associés à de la désinformation et à un sentiment de déclassement, font en réalité passer des représentations politiques très précises et beaucoup moins drôles chez les plus jeunes. C’est une sorte d’actualisation violente de la caricature, qui cimente un discours raciste », analyse l’enseignant chercheur Albin Wagener. Eric Zemmour l’a bien compris, qui mise sur la culture Internet dans sa communication. De simples internautes alimentent également ces ricanements en ligne. « Par exemple, vous allez avoir le visage d’Eric Zemmour implanté dans celui de Christian Clavier, complètement paniqué face à un facteur noir dans une séquence du film Les Visiteurs. Beaucoup de films à succès ont été détournés de cette façon : on ‘mémifie’ tout, on fait dire autre chose aux images », développe Nicolas Baygert.

Dans son livre Les Grands-Remplacés. Enquête sur une fracture française (Arkhê, 2020), le journaliste Paul Conge évoque l’exemple d’Henry de Lesquen, vieux routier de l’extrême droite, dont les équipes « ont tout fait pour le rendre visuellement ‘hype’« . « Ici on lui ajoute des lunettes noires ‘thug life’, là un chapeau de colon, ici on l’intègre à une bande dessinée titrée ‘Henry au Congo’, là on le monte aux manettes d’un avion plein d’Africains, sous-titré ‘rémigration’… écrit le journaliste. [En quelques semaines, l’intéressé est devenu] un mème, une image récurrente sur le Web, mais aussi le signe de ralliement d’une jeunesse qui revendique sa ferveur provocatrice », ajoute-t-il.

Vocabulaire commun et références « pop »

En 2017, Henry de Lesquen popularise le mot « candaule », traduction de l’américain « cuckservative » (littéralement, « cocu conservateur »), visant à qualifier les personnes qui, se revendiquant de droite, seraient en fait soumises aux idées de gauche – un vocabulaire d’ailleurs largement utilisé et explicité par des youtubeurs d’extrême droite aux milliers d’abonnés, comme Papacito (dont la chaîne a été fermée par YouTube en juin 2023) ou Le Raptor (plus de 700 000 followers). Sur les réseaux, ce dernier « fait passer des discours réactionnaires et virilistes avec un humour ravageur, faisant mouche bien au-delà d’un public de gamers de droite. A ses côtés, toute une dissidence masculine exploite avec talent nos vies numériques pour harponner des internautes de tous bords, rendre leurs idées sexy et pour pousser la jeunesse à s’assumer comme étant de droite », commente Paul Conge.

Pour rendre « acceptables » ses idées, l’ultradroite fait également usage de nombreux éléments issus de la pop culture. Joachin Phoenix dans le film Joker, Christian Bale dans American Psycho, Brad Pitt dans Fight Club… Les personnages mettant en scène des hommes blancs qui défient le système en place vont être récupérés comme références privilégiées. Idem pour la saga du Seigneur des anneaux, dont les suprémacistes se réapproprient les codes pour servir un discours centré sur les races, les supposées hiérarchies entre les peuples et les « castes », ou pour le dilemme « pilule rouge-pilule bleue » de Matrix, laissant penser que certaines personnes sont éveillées et que le reste de la population vivrait dans un état de léthargie et d’ignorance. 

Au point que les députés Jérémie Iordanoff et Eric Pouillat alertent sur ce phénomène dans un rapport parlementaire sur l’activisme violent, publié mi-novembre. « [L’ultradroite] mobilise des symboles tels que le masque à tête de mort issu du jeu vidéo Call of Duty. […] Les références à Sparte sont aussi nombreuses, à travers une inspiration tirée du roman graphique et du film 300« , écrivent les députés. « L’ultradroite crée par ces références une mythologie politique, avec une dimension soit ironique, soit héroïque, qui peut aller jusqu’à des encouragements pour le combat, une forme d’aguerrissement… Sur les réseaux sociaux ou dans les jeux vidéo, cela se traduit ensuite par une forme de rabattage, on renvoie les internautes intéressés vers des messageries cryptées, où l’on se lâche beaucoup plus. C’est un peu une logique d’hameçonnage », développe auprès de L’Express Eric Pouillat.

En parallèle, ces mélanges de mèmes, de vidéos et de références, floutant en permanence les frontières entre humour et haine, sont algorithmiquement consolidés par les plateformes. « Il y a une forme de provocation, de transgression que recherchent ces jeunes, bien plus grisante que le fait de rejoindre une éventuelle marche pour le climat organisée par le lycée ou l’université », estime Nicolas Baygert.

Cette question de la symbolique des mèmes inquiète d’ailleurs au plus haut niveau : en 2021, le réseau de sensibilisation à la radicalisation de la Commission européenne a même travaillé sur ce sujet, dans un rapport intitulé « It’s not funny anymore » – « Ce n’est plus drôle », en français. « Nous assistons à une communication ‘ludique’ des idéologies racistes, en particulier dans le contexte de la récente vague d’attentats terroristes d’extrême droite. […] L’ultradroite a établi de nouvelles normes, pour donner une nouvelle image aux positions extrémistes sous une forme ironique, en brouillant les frontières entre l’espièglerie et les messages potentiellement radicalisants », écrivent les auteurs, s’inquiétant de cette « forme d’humour nihiliste dirigée contre les minorités ethniques et sexuelles et considérée comme inspirant des fantasmes violents ».

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Créez un site Web ou un blog gratuitement sur WordPress.com.

Retour en haut ↑