Quitter X (Twitter), un pari gagnant pour les élus locaux ?

Interview dans La Gazette des Communes paru le 13 janvier 2024. Propos recueillis par Jérémy Fichaux. Une analyse approfondie (dont sont tirés les extraits dans l’article) figure en bas de l’interview.

Depuis le rachat de Twitter par Elon Musk, en 2022, plusieurs institutions et politiques ont décidé de quitter la plateforme. Quelles conséquences pourrait avoir ce divorce?

Chaque année au mois de janvier, les élus présentent leurs traditionnels vœux. Si une grande partie d’entre eux utilise X (anciennement Twitter) pour poster leur vidéo, celles d’Anne Hidalgo et de Christian Estrosi ne seront pas disponibles sur la plateforme. Une première. En effet, fin 2023, la maire de Paris et celui de Nice ont quitté le réseau social détenu par le controversé Elon Musk.

Amélie Salmon, conseillère en communication politique et institutionnelle chez Ballast, n’y voit « pas une grande révolution », mais relève plutôt un « choix symbolique ». A quelques mois des Jeux olympiques et à deux ans des élections municipales, quelles conséquences pourrait avoir cette prise de décision à court et plus long terme ? Est-ce réellement un pari gagnant ?

Les raisons de leur départ

« Loin d’être l’outil révolutionnaire qui, au départ, permettait un accès à l’information au plus grand nombre, Twitter est devenu ces dernières années l’arme de destruction massive de nos démocraties », lâche Anne Hidalgo, le 27 novembre 2023, sur Twitter.

A travers une énumération de reproches, la maire de Paris déplore le changement éditorial du réseau social, devenu un « un vaste égout mondial », depuis le rachat d’Elon Musk.

Un peu plus tard, le 15 décembre 2023, c’est au tour de Christian Estrosi, président de la métropole Nice Côte d’Azur et maire de Nice, d’annoncer son retrait de X. En cause : une « atmosphère délétère et des messages malveillants nuisent à sa vocation ».

Ce dernier espère lancer le mouvement. « A terme, je pense que cela permettra de distinguer les personnalités politiques : il y aura ceux qui seront restés sur X et ceux qui seront partis. Il y aura ceux qui ont une morale, et ceux qui n’en ont pas », exprimait-il à « La Tribune ».

Le choix de roi

Adieu à ses 1,5 millions d’abonnés. En faisant ce choix, la maire de Paris se prive désormais d’une audience importante. Mais comme elle, est-ce que tous les élus peuvent se permettre ce virage ? Pas vraiment.

« Anne Hidalgo et Christian Estrosi sont des élus municipaux, mais ils ont une notoriété nationale », estime Amélie Salmon. Autrement dit, ils n’auront pas de mal à se faire entendre dans les médias.

« Twitter/X offrait une interactivité immédiate entre les élus, acteurs locaux, journalistes et citoyens. La perte de cette dimension interactive pourrait affecter la capacité des élus à répondre rapidement aux préoccupations des citoyens et à maintenir un dialogue ouvert. », considère Nicolas Baygert, docteur de l’université Paris-Sorbonne et docteur en information et communication de l’université catholique de Louvain.

Un constat partagé par Jérôme Viaud, maire (LR) de Grasse (48 700 habitants, Alpes-Maritimes) qui « assure ne jamais quitter la plateforme ».

Dès son départ du réseau, Christian Estrosi espérait donner le « la » à bon nombre de responsables politiques. Pour l’heure, que nenniDepuis les déclarations du maire de Nice, aux 200 000 abonnés X, aucun autre élu n’a quitté officiellement le réseau social. « Je n’y vois pas de momentum », confirme Amélie Salmon.

Pas de conséquence locale ?

Quitter une telle audience aura-t-il des conséquences quant à la bonne diffusion de l’information locale ? « Twitter n’est pas un réseau social de citoyen », répond l’experte en communication politique et institutionnelle. Elle ajoute : « Les deux premiers moyens sont le magazine municipal et le bouche à oreille. »

Mais qu’en serait-il en temps de crise ? « Plus généralement, les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans la gestion de crises. La présence sur Twitter/X permet aux autorités de coordonner les efforts, de partager des consignes de sécurité et de répondre aux préoccupations des citoyens par le biais de relais, renforçant ainsi la confiance », ajoute Nicolas Baygert.

Difficile d’évaluer le nombre d’abonnés à X qui habitent la ville de l’élu. Toutefois, en 2022, 57 % des Français s’informent grâce aux réseaux sociaux de leurs élus, selon le dernier baromètre de la communication locale. Une part en forte hausse. Elle était de 25 % en 2013. De plus en plus de communes se tournent vers des chaines WhatsApp, comme c’est le cas à Fos-sur-Mer depuis novembre 2023.

Avant de claquer la porte de X, Anne Hidalgo a promis que « plus que jamais, il faut continuer à faire vivre la démocratie réelle, celle des conseils municipaux, des assemblées citoyennes, des votations, des conférences, des rencontres ».

Encore très actif, le réseau social reste un outil de communication majeur : il n’est pas impossible que les « collaborateurs des deux élus restent pour effectuer leur veille ».

Analyse complète

Compte tenu de ce baromètre, est-ce un bon choix de quitter X ?

Si l’on se base uniquement sur ces données, le départ de X équivaut à se priver d’une formidable caisse de résonance. Twitter, depuis sa création, a servi de salle de presse virtuelle pour de nombreux acteurs politiques et personnalités publiques.

Cependant, quitter X s’inscrit surtout dans une démarche de virtue signaling politique, une réponse critique à la transformation de Twitter en X à l’ère d’Elon Musk. Depuis le rachat de Twitter par Musk, la plateforme a été bombardée d’allégations de désinformation et de racisme, a subi d’importantes pertes publicitaires, et a vu son nombre d’utilisateurs diminuer. À cela s’ajoutent les frasques du milliardaire, poussant certains acteurs politiques à claquer la porte, rebutés par l’ultra-personnalisation en vigueur et les valeurs incarnées par Musk.

Ces départs dénoncent donc à la fois les manquements éthiques de la plateforme, tels que l’enquête formelle de la Commission européenne contre X pour des présumés manquements aux obligations de lutte contre les contenus illicites et de désinformation, ainsi qu’aux obligations de transparence en vertu de la nouvelle loi européenne sur les services numériques (DSA). De plus, ils critiquent les positionnements politiques « droitiers » d’Elon Musk. Une analyse du Monde (en novembre 2022) des messages d’Elon Musk sur Twitter depuis le rachat, dessine le profil d’un patron évoluant dans une « bulle de filtre » d’opinions convergentes et largement orientées à droite. Des éléments qui suscitent une levée de boucliers chez ses détracteurs.

Si tous ces développements vous paraissent indéfendables, un départ de la plateforme peut en effet être justifié. Mais cet exode, principalement constitué d’une diaspora d’utilisateurs progressistes, vers d’autres espaces de communication, a d’autres conséquences. Il renforce la dynamique de dislocation de l’espace public en ligne, jusqu’ici largement concentré sur Twitter/X, avec un écosystème médiatique de plus en plus morcelé. La perte du monopole de X, due à l’interventionnisme accru d’un Musk omniprésent et à l’avènement de plateformes concurrentes, contribue à terme à l’avènement de multiples espaces de socialisation politique concomitants. Cela risque d’isoler l’utilisateur dans un espace d’information individualisé fonctionnant en système clos, avec une diversification des grilles de lecture appliquées à l’actualité

  • Partir de X est un choix, mais quelles conséquences peut-il y avoir sur la vie locale et l’information locale ?

En considérant un espace public en ligne davantage fragmenté, les campagnes ciblant citoyens et administrés, voire les messages de candidats standardisés, pourraient avoir moins d’impact qu’auparavant. En d’autres termes, sans Twitter/X, la dispersion potentielle de l’information politique locale sur diverses plates-formes pourrait compliquer l’accès centralisé à l’information pour les citoyens (et leurs relais) et rendre la diffusion de messages politiques moins efficace. Il sera nécessaire de chercher les poches d’administrés là où ils ont l’habitude d’interagir, bon nombre ayant délaissé les médias traditionnels.

Par ailleurs, Twitter/X offrait une interactivité immédiate entre les élus, acteurs locaux, journalistes et citoyens. La perte de cette dimension interactive pourrait affecter la capacité des élus à répondre rapidement aux préoccupations des citoyens et à maintenir un dialogue ouvert. Enfin, les élus locaux pourraient être amenés à revenir davantage vers les médias traditionnels tels que la presse écrite, la télévision ou la radio pour diffuser leurs messages. Cela nécessiterait une réévaluation des canaux de communication les plus efficaces pour toucher leur audience.

  • Imaginons un maire dans le Pas-de-Calais, qui doit informer la population, est-ce que se priver de cette audience (nombre d’abonées X) est censé ? Pour Paris, nous pourrons prendre l’exemple des récentes attaques. 

En cas de situations d’urgence ou de crises locales, Twitter/X, en raison de son vaste public, représente une plateforme de dispatching informationnel efficace, permettant une communication rapide et en temps réel. Plus généralement, les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans la gestion de crises. La présence sur Twitter/X permet aux autorités de coordonner les efforts, de partager des consignes de sécurité et de répondre aux préoccupations des citoyens par le biais de relais, renforçant ainsi la confiance. Enfin, Twitter/X offre toujours une visibilité mondiale. En se privant de cette plateforme, la ville pourrait perdre une partie de son rayonnement international et de sa capacité à interagir efficacement avec des audiences diverses

  • Pouvons-nous imaginer un mouvement d’élus quittant ce réseau social pour Threads ou autre, comme l’indique Christian Estrosi ?

Le choix de Threads, la plateforme lancée par Meta, suscite quelques interrogations. En effet, le parti Horizons, dirigé par Édouard Philippe et Christian Estrosi, vient de créer son propre compte Threads pour partager l’essentiel de son actualité. Il est important de noter qu’Estrosi maintient également sa présence sur d’autres réseaux tels qu’Instagram, Facebook, LinkedIn et Telegram.

Cependant, la pertinence de cette migration vers Threads dépendra de certaines évolutions techniques, en particulier de l’interopérabilité. Ce concept implique que les utilisateurs devraient pouvoir utiliser leurs comptes sur différentes plateformes, à l’instar de leur adresse électronique ou de leur numéro de téléphone. Cette idée est défendue par des réseaux sociaux décentralisés tels que Mastodon et Bluesky. Si cette interopérabilité est mise en place, les messages des comptes Threads pourraient être accessibles sur des plateformes telles que Mastodon, qui utilisent le protocole ActivityPub.

Mais une restriction importante de Threads est qu’elle exige que les utilisateurs possèdent un compte Instagram. Actuellement, la suppression de Threads entraîne également la suppression du compte Instagram associé, un élément potentiellement dissuasif pour certains utilisateurs.

Un avantage significatif de Threads par rapport à Twitter est que la limite de caractères est de 500, comparée à 280 pour Twitter, offrant ainsi aux élus une option plus étendue pour s’exprimer…

Cependant, le défi majeur pour Threads réside dans le transfert et la reconstruction d’une audience sur une nouvelle plateforme, ce qui peut constituer un obstacle majeur, compte tenu de la fidélité des utilisateurs à une plateforme spécifique. Meta devra certainement innover pour attirer davantage d’utilisateurs vers Threads, voire espérer récupérer le monopole détenu par Twitter/X. »

  • Est-ce simplement les maires des grandes villes qui peuvent se permettre ce choix ? Pourquoi ? 

Les maires des grandes villes ont souvent un nombre plus élevé d’abonnés sur X, ce qui fait de cette plateforme un moyen efficace de communiquer avec un large public. Cependant, le choix de quitter Twitter/X dépend davantage des préférences individuelles, des objectifs de communication et des valeurs des élus que de la taille de la ville qu’ils dirigent. »

  • Pour finir, Quitter X, vous semble-t-il un pari gagnant ? 

C’est une question de cohérence politique. Si l’on comprend le fondement de la décision d’une Anne Hidalgo de « dénoncer » le « virage Musk », cela peut paraître moins évident pour d’autres élus. Dans sa tribune du Monde (et son dernier tweet), Hidalgo soulignait les dérives de Twitter/X, devenu selon elle « une arme de destruction massive de nos démocraties ». Sa décision de quitter X est donc ancrée dans un ensemble de valeurs et de préoccupations spécifiques à son parcours politique, ce qui rend le pari de quitter X plus significatif dans son cas particulier. En revanche, dans le cas Estrosi, dont le positionnement idéologique semble moins antithétique avec les prises de position récentes d’Elon Musk, quitter X peut s’avérer un choix plus décalé. À noter que les actions récentes de la Commission européenne, telles que l’ouverture d’une enquête formelle contre X, ajoutent une dimension de légitimité à toute décision de quitter la plateforme (à l’exception du camp eurosceptique).

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