“En Belgique, on n’en est pas au stade où les journalistes sont les ennemis des politiques, mais c’est en marche”

Entretien pour La Libre Belgique, paru le 15 février 2024. Propos recueillis par Geneviève Simon.

Docteur en sciences de l’information, maître de conférences à l’ULB, mais également professeur à l’Ihecs, Nicolas Baygert est un observateur attentif de la communication politique.

Les politiques ont-ils moins besoin de la presse aujourd’hui ?

Le paysage médiatique a fortement évolué ces dernières années. On a vu émerger d’autres modalités d’expression politique sur les réseaux sociaux, des web-TV, des applications. Tous ces outils créent des espaces alternatifs de diffusion de la parole politique, permettant de contourner les médias traditionnels, qui ont une audience plus large, mais moins ciblée. On a aussi vu ces dernières années que certains candidats ou leaders se comportaient comme des community managers ou des influenceurs, pour façonner plus efficacement le récit et l’image. La tentation est donc de plus en plus grande de court-circuiter les contraintes journalistiques, pour mettre en avant une réussite ou une action politique.

Quel est le moteur de cette médiatisation alternative ?

C’est la volonté d’introduire de nouvelles grilles de lecture, d’autres interprétations de l’actualité, ce qui contribue à polariser davantage le champ médiatique. Le cas du Vlaams Belang est éloquent : depuis quelques mois, le parti extrémiste a développé sa propre application, qui vise à contourner la censure des médias et des réseaux sociaux, puisque certains réseaux sociaux sont eux aussi parfois obligés de mettre en place des règles contraignantes pour certains politiques. Tout cela contribue à la fragmentation de l’espace médiatique.

Comment en est-on arrivé là ?

C’est un long processus, initié il y a plusieurs années, qui vise à remettre en question le monopole idéologique, sociologique et professionnel de l’information. Il ébranle le journaliste dans son rôle de garde-fou et de contrôleur du flux d’informations, et induit une diminution de la reconnaissance de son travail –la sélection, la vérification –, ce qui met en danger les normes de qualité et d’intégrité de l’information politique. Là s’ancre la volonté de développer une offre alternative, non filtrée, manière aussi à la fois de dénoncer cet establishment médiatique comme faisant partie d’une élite et de chercher à maintenir le statu quo en éliminant les voix divergentes. Dès lors, des stratégies basées sur l’idée que les journalistes sont des adversaires se développent. Avec, pour conséquence, une politisation du rôle du journaliste : il n’est plus un passeur d’informations, mais quelqu’un à combattre.

À terme, est-ce bénéfique pour les politiques ?

Si votre discours considère les journalistes comme des adversaires, ils font partie d’un système que vous dénoncez : leur traitement de l’actualité et la valorisation de certains thèmes s’avèrent problématiques à vos yeux. En jouant la carte du sonneur d’alerte, c’est payant. Le cordon sanitaire, qui est une success story belge, en ressort, lui, endommagé : d’autres canaux permettent au Vlaams Belang de s’exprimer. Comme Trump l’a fait avec presque l’ensemble du champ médiatique américain, vous considérez que les journalistes sont vos ennemis. On n’en est pas à ce stade en Belgique, mais c’est en marche.

Se pose alors la question de l’éducation aux médias, puisque celui qui vote a le dernier mot…

À partir du moment où l’électeur pense que le journaliste, figure de l’establishment, exerce une sorte de magistère moral, le désir et le plaisir de transgression sont tels qu’aucune éducation aux médias ne résiste. On a ainsi constaté que ceux qui sont conscients de diffuser des fake news continuent à le faire par pur plaisir, parce que cela renforce leur sentiment d’appartenance à un camp dissident, en pied de nez aux détenteurs du monopole de l’information.

La presse peut-elle inverser la tendance ?

Les médias peuvent faire leur part d’introspection : si on leur reproche une vision biaisée de l’actualité, une chape morale ou une censure qui ne dit pas son nom, une manière de lutter est de miser davantage sur le pluralisme. Il permettrait de lutter contre les poches informationnelles qui ressemblent à des tribunes sans dialogues, sans discussion, sans contradiction.

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